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Pourquoi l’invasion de Taïwan par la Chine serait un désastre pour le monde de la tech

La visite de la présidente de la Chambre des représentants américaine Nancy Pelosi à Taïwan suscite l’ire de la Chine. Laquelle vitupère, déploie des blindés sur ses côtes et programme un exercice militaire. Ajoutant à la menace d’une conquête de l’île par la force qui serait une catastrophe pour la tech mondiale.

Le vol le plus scruté en ligne de l’histoire n’était pas celui d’une star, celui du pape ou d’un président fraîchement élu, mais celui de Nancy Pelosi qui s’est posé ce mardi 2 août en début de nuit à Taïwan. Cette aînée de la vie politique américaine – elle a 82 ans ! – est non seulement la chef de file des Démocrates, mais aussi la présidente de la Chambre des représentants, l’équivalent de notre Assemblée nationale (chambre basse du Congrès américain).

Ce vol, non sanctionné par l’administration du président Biden, a suscité l’ire de la Chine. Une Chine de plus en plus agressive vis-à-vis de Taïwan, île tranquille que le gouvernement de Xi Jinping souhaiterait tout bonnement envahir car il la considère dans son giron culturel, ethnique et historique. Oui, ça ressemble assez à un scénario façon Ukraine. Mais avec un (gros) bras de mer entre le continent et « la belle île » (Ilha Formosa), comme l’appelaient les marins portugais du XVIe siècle.

En quoi un élément de politique étrangère entre deux puissances et un petit état pris en étau concerne les passionnés de technologie ? Parce que Taïwan est partout caché autour de nous. Si on compare à l’Ukraine, dont la guerre nous a privé d’huile de tournesol, une guerre à Taïwan nous priverait de la totalité de produits dans nous parlons dans nos colonnes. Car la différence entre Taïwan et l’Ukraine, c’est que si ce dernier pays est notamment un « grenier à blé » (et à gaz rares), Taïwan est le « grenier à puces » de la planète.

Quand le blocage du port d’Odessa prive certaines régions d’un précieux blé, avec les risques de famine qui en découlent, l’arrêt de la production de semi-conducteurs par les entreprises taïwanaises toucherait toute la planète. Car elle compromettrait de facto la fabrication de tout produit comportant un tant soit peu d’électronique.

Petit tour d’horizon des risques et des enjeux autour de ce qui pourrait devenir « la grande pénurie technologique ».

Le monde entier dépend de Taïwan !

Inutile de vous rappeler que la planète a traversé une période de pénurie et de hausse des prix ces deux dernières années à la suite de la pandémie (pas encore terminée !) du COVID-19. Les effets d’une mise à l’arrêt temporaire de quelques usines clés, les goulets d’étranglement (ports surchargés, canal de Suez bloqué…), l’explosion de la demande dans de nombreux secteurs, les réaffectations de ligne de production pour les produits d’urgence (masques), etc. Nous connaissons tous les effets de cette crise : pénuries de PlayStation 5, retards de livraison de dizaines de milliers d’automobiles, explosion des prix dans de nombreux secteurs…  La crise a commencé en Asie et a rapidement touché tous les continents – et ce sont les blocages des pays asiatiques, les « ateliers du monde », qui ont le plus d’impact.

Cet événement en tête, considérez alors Taïwan.

Les usines d’UMC (United Microelectronics Corporation), de VIS (Vanguard International Semiconductor Corporation) et TSMC (Taiwan Semiconductor Manufacturing Company) produisent 65% des semiconducteurs de la planète – et cela pourrait encore augmenter en 2023. Le géant TSMC s’y paye bien sûr la part du lion, notamment parmi les puces les plus avancées (-7 nm) où il pèse 85% des volumes mondiaux !

Réalisez alors que jamais ces usines ne se sont jamais arrêtées durant la pandémie ! Même pendant le pic, les officiels de Taïwan ont tout fait pour que leurs champions continuent le travail. Notamment parce que la complexité et la sensibilité de la production, qui implique de très nombreux produits chimiques, impose des semaines voire des mois pour relancer le travail si jamais une de ces « fabs » s’arrête.

Pour que ces chiffres et ces enjeux industriels soient plus concrets, prenons le cas de deux entreprises que vous connaissez bien : Apple et AMD. Dans les deux cas, TSMC assure 100% de la production de leurs puces avancées (processeurs, cartes graphiques, SoC…). En clair : sans le travail de TSMC, il n’y a plus d’iPhone, plus d’iPad, plus de Macbook/Air/Pro. Plus de PC Ryzen, plus de carte Radeon, plus de Steam Deck et plus de PS5 – ni de Xbox.

Les Etats-Unis sont le pays le plus dépendant à TSMC. / Bloomberg

Ajoutez maintenant les 500 autres clients de TSMC (Qualcomm, Nvidia, MediaTek, Google, Amazon, etc.) et vous obtenez un monde où 95% des smartphones et tablettes sont effacés des lignes de production. Et même si Intel et Samsung produisent aussi de leur côté certains composants clés – processeurs pour Intel, quelques SoC, GPU et puces mémoire pour Samsung – les volumes, la complexité et la diversité n’ont rien à voir avec ce que peuvent produire les usines de Taïwan.

Les Etats-Unis, premier protecteur de l’île, sont évidemment parfaitement conscients de leur dépendance à ce petit territoire. Nancy Pelosi a d’ailleurs, au cours de son voyage, diné avec le fondateur de TSMC. Dans le même temps, les officiels de Taïwan cultivent cette dépendance au travers d’une doctrine militaro-industrielle dite du « Silicon Shield » : des puces contre le bouclier américain.

Toutes les machines modernes ont un cœur de semi-conducteurs

Le président de TSMC a été très clair sur CNN : en cas de conflit, la Chine ne pourra pas (facilement) récupérer les machines ni le savoir-faire de TSMC.

Pour résumer, sans Taïwan, nos machines n’ont plus de cœur. Il n’est pas exagéré que de dire qu’une annexion violente de Taïwan mettrait un coup d’arrêt total à la production de puces sur place – le président de TSMC Mark Liu a d’ailleurs expliqué à CNN cette semaine que « personne ne peut contrôler TSMC par la force ». Et d’enfoncer le clou : « Si vous utilisez la force, vous rendrez les usines de TSMC inutilisables ». Pas seulement celles de TSMC, d’ailleurs : Taïwan est aussi un poids lourd de l’assemblage de produits électroniques, avec ses deux champions Foxconn et Pegatron qui assemblent de milliers de produits, des iPhone jusqu’aux cartes mères des Tesla…

Au-delà des iPhone et des PlayStation, il faut bien réaliser que nos réfrigérateurs, montres connectées, automobiles, avions, etc. intègrent des semi-conducteurs plus ou moins complexes. Et comme la pénurie actuelle (qui tend à se résorber enfin !) l’a prouvé, le moindre composant, même le plus simple, a son importance. Et ça tombe très mal, parce que Taïwan produit tous les niveaux de puces imaginables.

Le crime profiterait à la Chine (et à un monde plus fragmenté)

Parmi les pays qui l’ont mieux compris que les autres, il y a évidemment la Chine, principal protagoniste de cette crise. Le pays qui a tranquillement absorbé tous les savoir-faire manufacturiers du monde monte en puissance dans le domaine des semi-conducteurs depuis des années. Même si les USA ont mis un véto à l’export de machines de gravure de puces de dernière génération, le pays n’a cessé d’accumuler des machines plus classiques, avec lesquelles elle arrive quand même à graver en 7 nm .

La Chine n’a peut-être pas les toutes dernières technologies de de Taïwan ou de la Corée du Sud, les deux seuls pays à maîtriser la gravure de masse EUV (en dessous de 7 nm). Mais elle accumule des usines « classiques », commence à produire des barrettes de RAM, de la mémoire flash…. Et même des puces 14 nm puis 7 nm. Si une « opération spéciale » sur Taïwan  pourrait mettre le monde des puces sur les rotules, les chinois ont beaucoup à y gagner.

A l’heure actuelle, le monde des semi-conducteurs est sans nul doute sur la coupe américaine – il suffit de voir comment l’administration Trump a interdit à l’entreprise néerlandaise ASML de vendre ses machines EUV à la Chine. Mais la chaîne de production est très distribuée : le gros de la production est réalisée à Taïwan, en Corée ou en Chine, les machines sont (en majorité) néerlandaises et japonaises, la chimie est japonaise, les IP viennent de l’occident (x86, ARM, RISC V), les masques pour wafer sont autrichiens, etc.

Le « déséquilibre » américain est autant causé par sa puissance économique et militaire que par sa maîtrise des brevets et de certaines technologies « clés », notamment les logiciels de conception de puces – Cadence et Synopsys sont les leaders du marché mondial de la « Conception assistée par ordinateur pour l’électronique » (EDA en anglais) et les deux champions du design en-dessous de 7 nm.

En cas de conflit, une chose est sûre : les usines de TSMC feront l’objet de l’attention de toutes les parties.

Les scanners (steppers) d’ASML sont les seuls capables de graver des puces en-dessous de 7 nm. Et la Chine n’a pas le droit de les acheter à l’entreprise néerlandaise pour cause de blocage américain.

La Chine pourrait mettre la main sur les précieuses machines EUV et la proximité culturelle devrait faciliter le transfert de savoir-faire. La digestion du savoir et des équipements prendra du temps, l’économie chinoise en pâtirait. Alors que les années de croissance à deux chiffres sont loin derrière elle et que plane une crise immobilière d’importance, la Chine et le monde souffriraient énormément d’une mise à l’arrêt de ses exportations. Mais cela pourrait, à terme, accélérer encore plus son indépendance technologique.

Si la Chine devenait un « voyou », volant à la fois le territoire et le savoir-faire des Taïwanais, le monde des puces deviendrait plus fracturé. Et cela accélèrerait la politique d’investissement massifs actuels de certaines entreprises, états ou groupes d’états. Sur le moyen terme, cela profiterait surtout à la Chine qui est le plus gros importateur de semi-conducteurs du monde, ses gigantesques usines assemblant la majorité des produits électroniques qu’elle exporte ensuite. En développant ses capacités de production de puces, elle pourrait développer ses propres composants complexes non seulement pour les marchés grand-public, mais aussi pour ses projets souverains, notamment militaires et spatiaux.

Le reste du monde investit massivement (mais la construction prend du temps)

TSMC reste, de très loin, l’entreprise qui possède et achète le plus de machines EUV de dernière génération. Ne laissant que des miettes à la compétition.

La « tempête Pelosi » ne doit pas faire croire que c’est la posture belliqueuse chinoise de ces derniers jours qui change la donne du jour au lendemain. De nombreux décideurs, qu’ils soient académiques, institutionnels (Thierry Breton pour l’UE) ou business (Pat Gelsinger pour Intel) savent de longue date qu’il faut diversifier les sources notamment à cause de cette agressivité chinoise sur Taïwan. C’est pourquoi de l’UE au CHIP Act américain en passant par Samsung, Intel, TSMC ou même STMicroelectronics/GlobalFoundries en France, les milliards défilent par centaines ces deux dernières années.

Des sommes pharaoniques sont en effet nécessaires non seulement pour combler un peu du retard de certains pays ou régions – l’Europe et les USA notamment –, pour varier les sources d’approvisionnement pour des causes naturelles (le tremblement de terre de Kumamoto avait mis à l’arrêt une importante usine de capteurs de Sony en 2016). Mais aussi pour (re)développer des capacités de production souveraines.

Si les sommes donnent le tournis – plus de 100 milliards d’euros sur trois ans chez TSMC, 150 milliards sur dix ans chez Samsung, de 40 à 50 milliards pour les aides européennes et américaines, etc. – il faut attendre des années pour espérer voir un début de changement d’équilibre des forces. Entre le lancement d’un projet d’usine et sa mise en service, il faut compter aux alentours de 5 ans. Et de 5 milliards (28 nm) à 15 milliards (moins de 5 nm) pour des usines de grandes capacités.

La réduction de la dépendance à Taïwan/TSMC est désormais un engjeu géopolitique majeur. Mais comme tous les problèmes de cette dimension, il ne peut se résoudre en un claquement de doigts. En attendant, la Chine pourrait déclencher cette crise tant anticipée en attaquant ce petit pays. Pays qui est, mine de rien, l’une des plus belles victoires de la démocratie de ces dernières décennies.

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