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Pourquoi les femmes sont-elles si peu nombreuses dans la tech ?

Les hommes dominent massivement les métiers du numérique, ce qui renforce l’idée qu’ils y seraient naturellement prédisposés. Mais la situation n’a pas toujours été aussi contrastée… et n’est pas irrémédiable.

Les femmes ne représentent que 12% des effectifs des écoles d’ingénieur en informatique en moyenne en France, 10% à l’Université, 8% en BTS et DUT. Elles n’occupent que 15% des emplois techniques, ne sont que 11% dans la cybersécurité, 9% à la tête de start-up.* On pourrait continuer encore longtemps cette litanie faisant état d’une écrasante supériorité masculine dans le monde informatique. Et cela ne surprendrait personne, parce qu’il est communément accepté que les métiers du numérique attirent moins les femmes. Le résultat de leur « absence d’ambition » ou de leur tendance à « s’autocensurer », a-t-on coutume de dire.

Ancienne informaticienne et chercheuse en sciences de l’éducation à l’Université de Genève, Isabelle Collet rejette ces poncifs. Dans son stimulant livre « Les oubliées du numérique », elle rappelle que la situation n’a pas toujours été aussi contrastée. Et que ce ne sont pas les femmes qui s’autocensurent, mais la société qui les convainc que l’informatique ne leur serait pas destiné. Interview.

Isabelle Collet
Sabine Papilloud/Le Nouvelliste – Isabelle Collet

01net : On découvre avec surprise,  en vous lisant, que les femmes étaient plus nombreuses dans l’informatique dans les années 70 qu’aujourd’hui. Que s’est-il passé ?

Isabelle Collet : Il y a eu la conjonction de deux facteurs. D’abord l’arrivée de la micro-informatique. L’ordinateur a pénétré les maisons. Et c’est en priorité aux jeunes garçons qu’on l’a proposé. La figure du « geek » -même si le terme n’existe pas à l’époque- se forme alors autour de ces micro-sociétés d’adolescents, de leurs codes et de leur culture liés à l’informatique. Dans le même temps, l’ordinateur commence aussi à arriver dans les entreprises, formant ainsi un continuum entre la maison et le bureau. C’est à ce moment que l’on assiste à un essor des métiers de l’informatique, pourvoyeurs d’emplois et décrits comme des métiers de compétence et d’avenir. Mais c’est auprès des jeunes hommes qu’ils sont promus. Ils vont donc arriver en masse dans les promotions au cours des années 80, alors que la présence des femmes ne va plus augmenter. On va passer progressivement  de 30 à 40% de femmes dans les écoles à 10 à 15% aujourd’hui.

La démocratisation des outils informatiques depuis les années 2000 a-t-elle rééquilibré les choses ?

Est-ce qu’on devient électricien parce qu’on a enfin l’électricité ? Non ! Le fait que tout le monde utilise un ordinateur ou un smartphone ne change rien. Cela n’incite pas les femmes à entrer dans le dur de l’informatique. Dans le numérique, on les retrouve majoritairement dans les métiers de support (DRH, marketing, administration, etc.) et elles restent minoritaires dans les fonctions techniques (développement, exploitation, gestion de projets, etc). 

Le livre d'Isabelle Collet.
Le Passeur Editeur – Le livre d’Isabelle Collet.

Pourquoi les femmes ne se projettent-elles pas dans les métiers de l’informatique ?

Une fois que la supériorité masculine est établie, le système génère un discours qui alimente et renforce les inégalités. Ce discours suppose un lien entre la femme et la nature, à l’opposé de l’homme qui serait lié aux techniques et qui serait donc prédisposé biologiquement à faire de l’informatique. Les femmes vont faire l’apprentissage de ces représentations depuis le berceau, véhiculées par les parents ou les professeurs à l’école, même quand ces derniers se croient égalitaires. 

Et la croyance en une autocensure des femmes fait partie du mécanisme de discrimination. Elles finissent tout simplement par se conformer aux normes de leur société. Mais ces normes ne sont pas les mêmes partout. Ainsi, en Malaisie, les femmes se représentent l’informatique comme quelque chose de spécifiquement féminin parce que cette discipline ne nécessite pas de travail de force, comporte peu de risques physiques, qu’il n’est pas salissant et se pratique en intérieur, voire de chez soi. C’est là encore une conception genrée mais elle s’exprime différemment.  

Vous avancez des moyens polémiques pour faire progresser le nombre de femmes…

Je pense que les quotas sont utiles dans les écoles. La méritocratie, cela fonctionne si la ligne de départ est la même pour tous. Or, ce n’est pas le cas. Quelles que soient leurs compétences individuelles -et il ne s’agit pas de les nier- les hommes sélectionnés sont aussi là parce qu’ils ont bénéficié d’un système injuste qui les favorise. Et réserver des places aux femmes ne fera pas baisser le niveau des promotions : ce sont elles qui obtiennent les meilleures notes au bac scientifique ! L’Université technologique de Trondheim en Norvège l’a fait avec succès et intelligence en ajoutant aux effectifs habituels des places en plus, réservées de façon transitoire aux femmes.  La non mixité dans les centres de formation serait aussi souhaitable. On a prouvé que dans des univers non mixtes, le taux de réussite est supérieur chez les femmes. En compétition avec les hommes, elles ont tendance à devenir anxieuses et à se sentir illégitimes.  

Vous insistez aussi, de façon surprenante, sur l’effet contre-productif de certains modèles de femmes

C’est difficile de s’identifier à une figure féminine hors du commun et écrasante comme Marie Curie, deux fois prix Nobel. Cela peut même être décourageant et entériner l’idée que l’exception, c’est la règle. En plus, ces figures comme celle d’Ada Lovelace, dont on parle beaucoup en ce moment, sont mortes : elles appartiennent au passé. Ce n’est pas mieux avec Sheryl Sandberg, directrice des opérations de Facebook et au coeur du pouvoir de la Silicon Valley. Ce qu’il faut, ce sont des roles models accessibles et variés, des personnes qui nous ressemblent à mettre en avant, de toutes origines sociales et de couleur de peau. 

Gardez-vous espoir que la situation puisse changer ?

Oui, je suis optimiste. Il y a eu une grande prise de conscience avec MeToo.  Et il y a aujourd’hui beaucoup d’initiatives pour promouvoir les femmes dans le numérique. Mais il faudrait une remise en cause totale du système pour parvenir véritablement le dégenrer. 

*Chiffres tirés du livre d’Isabelle Collet

Isabelle Collet, Les oubliés du numérique, Le Passeur Editeur, 19 euros.

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Amélie Charnay