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Apple, Google et Meta ont-ils quelque chose à craindre de l’enquête de l’Europe ?

Cette semaine, la Commission européenne ouvrait ses cinq premières enquêtes pour violation du règlement sur les marchés numériques (DMA). L’occasion de revenir sur cette procédure, sur ses enjeux et de répondre à cette question : que risquent, concrètement, les trois sociétés visées par Bruxelles ?

« La loi, c’est la loi ». Cette semaine, Margrethe Vestager, la commissaire européenne à la Concurrence, et Thierry Breton, son homologue au Marché intérieur, annonçaient ouvrir cinq enquêtes contre trois piliers du numérique : Apple, Meta (Instagram et Facebook), et Alphabet (Google). Depuis plusieurs mois, la menace planait, et l’exécutif ne cessait d’agiter le spectre de cette procédure prévue par le DMA, le nouveau règlement sur les marchés numériques – un texte qui liste les conditions à respecter pour qui veut accéder au marché européen et à ses 450 millions de consommateurs. Et depuis des semaines, le DMA semblait littéralement foncer droit sur les géants du numérique… La collision – comprenez, l’ouverture de ces enquêtes – était attendue.

La nouvelle « est en effet loin d’être une surprise : les plateformes connaissent le texte depuis 2022, nous avons eu de nombreuses réunions en amont, nous sommes même allés sur place. Mais maintenant, la loi c’est la loi », a résumé Thierry Breton lors de la conférence de presse qui avait lieu le lundi 25 mars. Et il n’aura fallu que dix-huit jours après le 7 mars – la date d’entrée en application du DMA pour les « contrôleurs d’accès » (ou « gatekeepers »), ces plateformes géantes désignées par Bruxelles – pour que les cinq ouvertures d’enquêtes soient annoncées.

Un timing relativement serré, qui démontre « une volonté ferme d’indiquer que le DMA est un texte opérationnel, que la Commission dispose désormais de tous les outils pour ramener les plateformes dans le droit chemin. Le message, c’est : “ne pensez pas que nous attendrons des semaines ou des mois pour mettre en œuvre ce texte. Nous sommes déjà prêts, nous disposons des outils et des équipes. Nous allons donc l’appliquer” », analyse Valère Ndior, professeur de droit public à l’Université de Bretagne occidentale et membre junior de l’Institut universitaire de France.

Pourquoi ces ouvertures d’enquête maintenant ?

Cela fait des années que l’Europe s’attaque aux pratiques anti-concurrentielles des Gafam, a rappelé Margrethe Vestager, vice-présidente exécutive de la Commission européenne. Mais désormais, le temps où les géants pouvaient payer des amendes, parfois insignifiantes, pour ralentir les procédures, est derrière nous, a ajouté Thierry Breton pendant la conférence. Le droit de la concurrence européen, censé corriger ou éviter certains « abus » des géants du numérique, peinait en effet à atteindre ses objectifs. Les procédures et les appels pouvaient durer des années, à l’image de l’emblématique cas « Google Shopping », le comparateur de produits de Google. La société américaine était accusée d’avoir abusé de sa position dominante en présentant avantageusement les résultats de son « Google Shopping » au détriment des autres. L’enquête, initiée en 2010, avait abouti à une amende salée en 2017. Mais depuis, la procédure est allée de recours en recours. 14 ans après, elle n’est toujours pas terminée.

Avec le DMA, un texte sur mesure adapté aux plateformes du numérique, les choses devraient changer. Le règlement européen s’attaque en effet directement aux modèles économiques des géants du secteur et à leurs écosystèmes numériques fermés. Et les gatekeepers doivent s’y conformer depuis le 7 mars, sans y être contraints par un tribunal. « Certains problèmes sont systémiques, ils doivent donc être résolus en amont », a martelé Margrethe Vestager, revenant sur le long processus d’application du DMA qui a commencé le 1ᵉʳ novembre 2022, jour d’entrée en vigueur du texte, et qui s’est poursuivi en septembre dernier, lorsque Bruxelles a désigné huit gatekeepers dont Apple, Meta et Alphabet.

Ces mastodontes avaient ensuite six mois pour se conformer au DMA et rendre leur « rapport de conformité », un document de plusieurs centaines de pages dans lequel ils expliquent comment ils estiment être dans les clous. Dans cette procédure, la Commission a aussi reçu le point de vue des « stakeholders », les développeurs d’applications ou des consommateurs, a rappelé la commissaire à la Concurrence. Et pour ces derniers, « les attentes en termes d’ouverture des écosystèmes numériques qu’impose le DMA n’ont pas été remplies », a-t-elle ajouté.

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« Les “stakeholders” auraient pu dire, oui, maintenant, on a de l’interopérabilité un petit peu partout, on peut communiquer sans entrave avec les utilisateurs. On aurait pu se dire : oui, ils ont vraiment changé leur modèle économique, il y a un progrès net. Et il n’y aurait pas eu d’enquête », résume Jean-Christophe Roda, professeur de droit des affaires à l’université Jean Moulin Lyon 3. Mais les choses ne se sont pas déroulées ainsi, explique le spécialiste du droit de la concurrence. Car après avoir reçu ce rapport, Bruxelles a, au contraire, décidé d’ouvrir ces cinq enquêtes. Deux d’entre elles visent Apple, deux autres Google, et une dernière cible Meta.

Qu’est ce qui est reproché ?

Si ouverture d’enquête ne veut pas dire sanction, que reproche-t-on à ces trois géants du numérique ? Parmi les soupçons de l’exécutif européen qui sont évoqués dans le communiqué de presse de la Commission, on retrouve des problématiques anciennes et dans le viseur de l’UE depuis des mois.

Sont ainsi listés :

  • le fait que Google mette en avant ses propres services dans les résultats de recherche au détriment de ceux proposés par ses concurrents ;
  • le fait que Meta croise les données entre ses différentes applications, et qu’il propose un nouvel abonnement (Pay or Consent) ;
  • le fait qu’Apple rende impossible la désinstallation de certaines applications,
  • et enfin les « clauses anti-steering » de Google et d’Apple.

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Ces clauses désignent toutes ces mesures ou techniques contractuelles destinées à empêcher le développeur de communiquer directement avec l’utilisateur de l’application : elles sont désormais prohibées par le DMA. Or, sur l’App Store, et sur Google Play, « des restrictions ou limitations » empêchent bien les développeurs d’entrer en contact directement avec les consommateurs et de leur proposer des contrats, notamment « en imposant divers frais », note la Commission.

« Les développeurs, comme Spotify, ne peuvent pas dire : quittez l’App Store, venez sur notre propre site ou utilisez une voie alternative. Il y a d’autres moyens que l’App Store de télécharger de la musique, à des conditions économiques plus avantageuses, parce que vous n’aurez pas à payer les 30 % de commission », résume Jean-Christophe Roda. En théorie, cela devrait pourtant être possible. « Mais en pratique, les développeurs ont expliqué qu’ils étaient toujours techniquement gênés par différentes mesures mises en place par Google ou Apple. Donc la Commission va approfondir ce point », ajoute le professeur.

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Que va-t-il se passer ensuite ?

Le temps d’approfondissement et d’enquête devrait durer un moment. D’ici trois mois, la Commission européenne doit rendre des conclusions préliminaires. L’exécutif a ensuite près de douze mois pour enquêter – un temps qui pourrait être raccourci ou dépassé, puisqu’il s’agit d’une obligation de moyens et non de résultat. Mais ces enquêtes dureront certainement plusieurs mois au vu de la matière. Il y aura « différents entretiens, des collectes de données, des consultations. Or, les informations qui vont devoir être collectées touchent au fonctionnement même de ces multinationales, des entreprises qui constituent des écosystèmes numériques extrêmement denses et très intriqués, et dont différentes applications sont en cause. Tout ceci nécessitera évidemment un temps long », note Valère Ndior.

De quoi constituer « un premier vrai test sur la faisabilité des investigations de la Commission européenne en matière de concurrence. On va aussi voir de quelle manière les plateformes vont coopérer, ou pas », ajoute le professeur. Au cours de l’année, le déclenchement de l’enquête pourrait amener les entreprises à céder un peu de terrain, à l’image de Meta. Critiqué pour son abonnement « Pay or consent » mis en place en début d’année, le groupe de Mark Zuckerberg a déjà proposé à la Commission européenne de réduire le prix du nouvel abonnement de 9,99 euros à 5,99 euros, relatait Reuters, le 19 mars dernier.

Il faut en effet bien comprendre que « les échanges entre la Commission et ces plateformes ne visent pas uniquement à sanctionner ces plateformes. Il s’agit aussi de les pousser à se mettre en conformité de façon assez rapide, pour éviter qu’on ne parvienne à l’hypothèse des sanctions colossales qui pourraient leur être infligées », résume le professeur Ndior.

Que risquent réellement les plateformes ?

Car les risques encourus sont loin d’être négligeables. Le DMA prévoit des sanctions graduées, allant de l’amende à des mesures structurelles. En cas de violation, les plateformes pourraient avoir à payer une sanction pécuniaire correspondant à 10 % de leur chiffre d’affaires mondial, un pourcentage pouvant monter jusqu’à 20 % en cas de récidive. Des astreintes journalières peuvent aussi obliger les plateformes à se mettre en conformité.

Mais il est aussi prévu des hypothèses dans lesquelles les géants du numérique pourraient être contraints de se séparer de certaines composantes de leur entreprise. « Cela reviendrait à exiger de Meta qu’ils cèdent certains services comme Messenger ou WhatsApp, avec tous les enjeux techniques que cela peut avoir en termes d’intrication des systèmes. On pourrait aussi leur interdire de faire l’acquisition de nouvelles entreprises. Et on voit déjà toute la difficulté qu’il pourrait y avoir à mettre en œuvre ce type de mesures », développe le professeur Ndior.

Mais pour Thierry Breton, l’effet du DMA est déjà palpable : « les lignes ont plus bougé ces dix-huit derniers jours que les dix dernières années », a-t-il assuré pendant la conférence. Et pour les plus réfractaires, la Commission devra constater l’infraction et disposer d’éléments solides, qui seront de toute façon contestés par les « gatekeepers ». Il faut bien comprendre que pour les géants du numérique, « le DMA est vu comme une remise en cause profonde de leur liberté d’entreprendre. Toute infraction sera contestée devant le juge européen. On s’attend de toute façon à une vague de recours judiciaires », souligne Jean-Christophe Roda. ByteDance, la maison-mère de TikTok, a déjà lancé les hostilités en novembre dernier, en contestant sa désignation de contrôleur d’accès. Le début d’une longue série ?

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Stéphanie Bascou