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Les nouveaux mariages de raison entre l’ogre et le Petit Poucet

Des jeunes pousses ont convaincu de grands groupes de créer des sociétés communes. Ces co-entreprises ouvrent aux start-up de nouvelles perspectives de développement. À condition de parvenir à faire converger les intérêts des deux partenaires. par laure deschamps

En affaires, tout est question de séduction. Dans le contexte financier actuel, les jeunes sociétés cherchent à s’attirer les faveurs de leurs aînées. Les rapprochements entre start-up et groupes traditionnels prennent de multiples formes, de la simple relation client-fournisseur à l’accord de partenariat, depuis la prise de participation minoritaire jusqu’au rachat. Certaines jeunes pousses ont réussi à sceller une relation étroite tout en gardant leur indépendance. Elles ont créé des filiales sous forme de joint-venture (co-entreprise) avec des groupes traditionnels, profitant de la force de frappe de leur partenaire sans perdre leur intégrité. La réussite de ce modèle de déploiement dépend du rapport de force entre les deux parties. Pour la start-up, l’équilibre est à trouver entre l’attrait de l’accord et la protection de son c?”ur de business.

L’exploration de nouveaux marchés

C’est pourquoi le joint-venture apparaît dans des contextes stratégiques précis. Premier cas de figure : l’attaque d’un marché étranger. La société italienne de recrutement en ligne Talent Manager, créée en mai 1999 et présente en France et en Espagne depuis septembre 1999, a choisi la voie de la co-entreprise pour son implantation au Portugal. “Au lancement de la société, nous avons recherché des partenaires purement financiers. Pourtant, à un moment donné, la réussite ne dépend plus de l’argent dont vous disposez en caisse, mais des partenariats industriels que vous avez su mettre en place”, lance Laurent Le Moal, PDG de Talent Manager. À la mi-2000, le département internet du groupe Portugal Telecom recherche un partenaire technique pour développer la chaîne emploi de son portail Sapo. Talent Manager, positionné sur l’Europe du Sud, est contacté lors de l’appel d’offres et saute sur l’occasion. “Le Portugal est un petit marché sur lequel nous ne nous serions pas lancés en direct, précise Laurent Le Moal. La solution “joint-venture” était idéale pour nous, car nous n’avions pas d’investissements financiers nouveaux à faire. Nous avons apporté la technologie, notre vivier d’annonces d’emploi internationales ; PT Multimedia, la filiale internet de Portugal Telecom, est venue avec sa force de frappe commerciale et marketing.” En octobre 2000, le joint-venture voit le jour : 51 % du capital est détenu par PT Multimedia, 20 % par Talent Manager et 29 % par un troisième partenaire en charge de la gestion du projet, Novabase, spécialiste de l’intégration de systèmes. Au passage, Talent Manager perd sa marque, la chaîne emploi étant baptisée Superempregro. “Notre stratégie de marque est très forte sur nos trois marchés cibles, l’Italie, la France et l’Espagne, se défend Laurent Le Moal. Au Portugal, elle passe au second plan mais nous y gagnons tout de même en audience, car les annonces internationales renvoient sur nos propres sites.”Autre contexte porteur d’un joint-venture : l’attaque d’un nouveau marché. Amaury Eloy a fondé en 1998 New Works, qui propose aux entreprises des services de bureau en libre service. Début 2000, il s’intéresse au concept des cybercafés à prix discount. Ne disposant pas des fonds nécessaires pour attaquer seul ce nouveau secteur d’activité, il envisage une alliance avec un industriel. Le groupe PPR, déjà actionnaire à 20 % de New Works, par l’intermédiaire du Club de Développement, est séduit par l’idée. Une co-entreprise entre la Fnac (filiale de PPR) et New Works, baptisé Clicktown, est créée en avril 2000, onze mois avant l’ouverture du grand cybercafé de Saint-Lazare, à deux pas d’un des magasins Fnac de la capitale. L’alchimie fonctionne entre les deux partenaires qui ont déjà appris à se connaître : l’un a fait ses premières armes dans le monde des services en libre accès ; l’autre dispose d’une longue expérience de la distribution. “Les avantages pour l’entrepreneur sont multiples. Le joint-venture avec un industriel crédibilise le projet, aussi bien auprès des clients que des financiers. C’est également un moyen pour nous de profiter des conditions de négociations de la Fnac avec ses fournisseurs. Enfin, on trouve au sein du grand groupe des relais opérationnels très pointus”, remarque Amaury Eloy. La Fnac, actionnaire majoritaire de Clicktown, laisse carte blanche à l’entrepreneur, qui dispose d’un budget de 2,29 millions d’euros (15 millions de francs) pour concrétiser le projet, même si, à moyen terme, l’équipe dirigeante de Clicktown, issue de New Works, quittera certainement la structure. “L’accord avec la Fnac consistait à créer, lancer et déployer le projet et nous n’avons pas forcément vocation à être par la suite les maîtres d’?”uvre”, précise Amaury Eloy.

Les réseaux commerciaux

Troisième contexte dans lequel les jeunes pousses se marient avec succès avec les groupes traditionnels : la recherche d’accords de distribution. Dans le cas de start-up technologiques, l’adossement à un réseau de distributeurs traditionnels se révèle indispensable. Ipin, une société fondée en 1997 à San Francisco, a développé des solutions alternatives de micropaiement pour le web et les mobiles : le prix du produit immatériel ou du service acheté sur un site se rajoute à celui de l’abonnement du fournisseur d’accès de l’internaute. Afin d’assurer son déploiement international, Ipin, après avoir cherché à lancer seule sa marque, se tourne vers des accords de partenariats très forts. “Il fallait que nous passions par les très gros canaux de distribution du marché, explique Alexandre Gonthier, co-fondateur de la start-up. En France, nous avons mis en place le partenariat le plus mature, sous forme d’un “joint-venture” avec France Telecom.” La société Wha, qui exploite pour la France la technologie Ipin et qui a pour mission de développer le réseau d’opérateurs et de fournisseurs de services, voit ainsi le jour fin 2000. Afin de renforcer les liens entre les deux partenaires, un accord croisé est conclu : Wanadoo prend 5 % du capital d’Ipin, et Ipin est présent à 12,6 % du capital de Wha. La start-up profite ainsi de la force du réseau commercial de France Telecom, tout en travaillant sur sa stratégie vitale : imposer sa technologie en standard sur les marchés internationaux grâce à des partenaires solides.

Le management de l’innovation

Comme dans le cas de la filiale portugaise de Talent Manager avec PT Multimedia, l’accord passé par France Telecom avec Ipin correspondait à une démarche convergente des deux partenaires. “Nous regardions internet avec notre casquette Minitel, note Philippe-Étienne Zermizoglou, DG de Wha. Or, il manquait aux fournisseurs de services Minitel un modèle économique pour se lancer sur le web. C’est pourquoi en 1999 notre centre de recherche a mené une expertise sur les solutions existantes, afin de trouver une technologie à mettre en ?”uvre en France puis en Europe. Avoir dans le capital de la nouvelle société le fournisseur technologique nous garantit qu’il nous considère mieux qu’un simple client. Il s’agissait d’avoir la même vision sur le long terme, plutôt que de nouer de simples fiançailles.” Tandis que la start-up recherche dans le joint-venture la solidité financière du partenaire ?” et son poids marketing et commercial ?” le grand groupe espère tirer profit de la réactivité technologique ou opérationnelle de la jeune pousse. “Pour la société traditionnelle, l’accord d’un “joint-venture” permet d’apporter à ses clients existants une réponse high-tech, mais aussi, parfois, de bénéficier d’un management de l’innovation”, explique Teaki Dupont, PDG de Mokaii, spécialiste du conseil en partenariats.Si une co-entreprise bien menée semble être une solution de développement séduisante, l’entrepreneur peut parfois jouer gros. Le principal risque étant de reporter la valeur de son entreprise sur le joint-venture. Talent Manager ne se risquerait pas à contracter un accord de ce type sur des marchés locaux trop stratégiques. “Pour la Grande-Bretagne, que nous n’avons pas attaquée en direct, car il s’agit d’un marché difficile et concurrentiel, nous avons passé un accord de partenariat avec Jobzine. Mais cela reste un accord commercial : ils sont notre relais sur le Royaume-Uni ; nous sommes le leur sur l’Europe du Sud. Il n’aurait cependant pas été question de créer un “joint-venture”, car c’est un marché trop important : un tiers des 500 plus grandes entreprises européennes sont présentes à Londres.” Pour New Works, Amaury Eloy préfère aussi aborder l’internationalisation dans une logique de succursales sous sa marque plutôt que de rechercher des alliances avec des industriels locaux. Affaiblissement potentiel de la marque et de la valeur, le choix d’une co-entreprise n’est pas à faire à tout prix. “Tous les grands groupes peuvent très bien aujourd’hui faire leurs courses à bas prix. Pour conclure un “joint-venture”, il faut que le rapport de force soit très équilibré. En sachant qu’il est très difficile de refaire un en partant de deux. Cela peut représenter beaucoup de temps et d’argent perdu”, estime Thomas Legrain, PDG de Coach Invest. Le spécialiste de l’e-learning Studi, aujourd’hui en dépôt de bilan et en recherche d’un repreneur, a testé la stratégie d’un joint-venture. Deux principaux accords avaient été signés : le premier avec les Cours Legendre, pour le lancement de Studok, le second avec les écoles Pigier, pour la création de Pigier Online. Les deux accords sont désormais en attente : l’échec brutal de la fusion de Studi avec Montparnasse Multimédia a obligé la start-up, en janvier dernier, à revoir sa stratégie, en abandonnant l’édition de contenu et la vente de formations packagées et en se focalisant sur la technologie et les services.

La nécessaire équité du contrat

“Un bon “deal” de “joint-venture” repose sur la répartition équitable des parts”, estime Hugues Cochard, le président de Studi. Les deux joint-venture ont été alimentés par 150 000 euros de la part de chaque partenaire, avec une prise de capital de 51 % pour les Cours Legendre dans Studok et de 50 % pour Pigier. “Le lancement d’un “joint-venture” consomme beaucoup d’énergie, d’argent et de savoir-faire. L’opération peut sembler séduisante mais difficile à tenir par la suite, surtout si vous ne disposez pas de cash pour tenir la distance. Si le groupe traditionnel apporte les fonds, c’est très bien, à condition qu’il ne s’agisse pas d’une stratégie de contrôle de votre service”, met en garde Hugues Cochard. Aux start-up de savoir anticiper le meilleur et le pire.

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Laure Deschamps