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Les cinq plaies d’Uber

Depuis sa création, l’entreprise américaine accumule les scandales. Après avoir changé notre façon de trouver un chauffeur, elle n’est pas très loin du point de non-retour.

En janvier 2016, les chauffeurs Uber manifestaient pour défendre leur statut. Moins d’un an plus tard, ils redescendaient dans la rue. Cette fois, c’est l’entreprise fondée par Travis Kalanick qui était visée. Comme dans de nombreux pays, les chauffeurs français estiment être sous-payés. Depuis les débuts en mars 2009, le développement d’Uber s’est entaché d’un comportement souvent discutable, parfois illégal. Les récents déboires de son patron montrent une société en pleine crise existentielle. La fin de la récrée a sonné.

Illégalité

En France, c’est par son service UberPop que l’Américain s’est fait connaître. Le principe était plutôt simple: mettre en relation des particuliers avec d’autres particuliers, les premiers étant payés comme chauffeurs par les seconds. Sauf que la pratique est illégale. Uber sera condamné à 800 000 euros d’amende par le tribunal correctionnel de Paris.

Travis Kalanick, PDG d'Uber
MONEY SHARMA AFP – Travis Kalanick, PDG d’Uber

Bien décidé à s’imposer coûte que coûte, Uber avait visiblement tout prévu. Début mars, le New York Times révélait l’utilisation d’un logiciel baptisé Greyball. Un outil qui permettait aux chauffeurs d’annuler la course en fonction des données personnelles du client. Une vérification qui a notamment permis d’éviter les contrôles policiers, par exemple lorsqu’un agent utilisait une carte bancaire gouvernementale. Officiellement, Uber n’utilise plus Greyball à ces fins.

Avant le scandale Greyball, Uber s’était déjà illustré par son manque de scrupules sur le respect de la vie privée. En 2014, le grand public apprenait l’existence d’une fonction «God View». Une faille de sécurité qui a laissé les cadres de l’entreprise espionner n’importe quel utilisateur, qu’il soit dans un véhicule ou non. Selon d’anciens salariés, des milliers d’employés pouvaient accéder à ces informations sensibles sans avoir à demander la moindre approbation. Après une enquête judiciaire, Uber a promis de mieux informer ses clients, sans convaincre totalement.

Echaudé par les révélations de la presse sur les questions de données personnelles, le vice-président d’Uber avait alors jugé de bon de menacer les journalistes… de fouiller dans leurs données personnelles. Lors d’un dîner, Emil Michael avait affirmé son envie de «déterrer les cadavres» dans la vie privée des journalistes qui critiquaient l’entreprise. Malgré des excuses publiques, Emil Michael est toujours en poste.

Sexisme

En Californie, la plupart des start-up tentent de se créer une image cool et décontractée. Pour Uber, cela commence à devenir très compliqué. Selon des enquêtes et témoignages sur les habitudes au sein de l’entreprise, il semblerait que l’ambiance soit parfois électrique. Le 22 février dernier, le New York Times publiait un article basé sur des entretiens avec des dizaines d’employés, ainsi que sur des documents internes. Parmi les «anecdotes» rapportées, la scène d’un manager pointant la tête d’un subordonné à l’aide d’une batte de baseball.

Bien moins anecdotiques, d’autres témoignages dépeignent une entreprise touchée par l’homophobie et le sexisme.

Le 19 février, le témoignage de Susan J. Fowler – ancienne ingénieure chez Uber – dépeint un sombre tableau. Dès son arrivée, son supérieur lui propose – avec insistance – une relation sexuelle. Les responsables des ressources humaines refuseront toute sanction contre ce dernier, plaidant sa grande efficacité au travail. Comme elle l’explique sur son site, un quart des employés d’Uber étaient des femmes à son arrivée. A son départ, elles n’étaient plus que 6%.

Solitude

Quelques heures après la publication du témoignage de Fowler, Travis Kalanick faisait mine de découvrir la situation. On serait presque tenté de le croire. Après huit ans aux commandes, le patron semble de plus en plus seul et perdu. Fin février, une vidéo dévoilait une altercation entre le patron d’Uber et l’un de ses chauffeurs. Après que ce dernier lui a expliqué être ruiné par les nombreuses baisses de prix imposées, Kalanick perd ses nerfs. Une séquence catastrophique pour l’image du dirigeant, qui avoue avoir besoin d’être aidé.

A la suite du scandale et malgré l’arrivée de nouveaux conseillers auprès de Kalanick, plusieurs investisseurs historiques ont vivement critiqué l’entreprise. Parmi eux, deux gérants de fonds ont publié un billet de blog dans lequel ils évoquent une «culture destructrice». Un jugement rapidement partagé par d’autres investisseurs. La situation est d’autant plus dangereuse que l’entreprise, non cotée en bourse, dépend entièrement de financements institutionnels. Une indépendance qui permet au dirigeant de ne pas avoir à communiquer ses résultats financiers et ses pertes toujours abyssales.

Fragilité

La situation financière pourrait encore se dégrader. Dans plusieurs pays – y compris en France et aux Etats-Unis, les deux seuls marchés rentables d’Uber, le statut des chauffeurs est de plus en plus précaire. La faute à des baisses de prix conséquentes et au maintien d’une commission toujours aussi élevée. Avec comme épée de Damoclès la contrainte de requalification des chauffeurs en salariés. Une décision potentiellement fatale à l’entreprise.

En Californie, deux procès opposent l’entreprise avec ses chauffeurs. A San Francisco, Uber a mis 100 millions de dollars sur la table pour éviter de salarier ses chauffeurs. Une proposition refusée par la justice. A Los Angeles, l’entreprise a proposé un dédommagement de 1,7 million de dollars à ses 1,6 million de chauffeurs soit… à peine plus d’un dollar par personne. Pour lutter contre le mouvement, Uber a une nouvelle arme secrète: des podcasts visant à convaincre ses chauffeurs de ne pas s’unir contre l’entreprise, que ces derniers doivent écouter en prenant leur véhicule.

Pour se «débarrasser» du problème, Uber a un rêve: remplacer les chauffeurs par des voitures autonomes. Des véhicules de test sillonnent déjà les routes d’Arizona. Mais il faudra encore du temps pour convaincre les législateurs du monde entier d’accorder à Uber le droit de lancer ses véhicules sans chauffeur. Durant ce long délai, il faudra parvenir à garder une flotte suffisamment riche pour ne pas faire fuire les clients. Et même en y parvenant, la firme pourrait de nouveau retrouver ses amis les juges.

CC, Dllu

Pour développer sa technologie, Uber a recruté le talentueux Anthony Levandowsky, un ancien de chez Google. Grâce à lui, les progrès en matière de voiture autonome ont été fulgurants. Mais l’histoire était peut-être trop belle. Fin février, Google a déposé une plainte contre Uber. L’accusation est lourde: Levandowsky aurait dérobé 14.000 fichiers hautement confidentiels, essentiels pour les travaux sur la voiture autonome. Bref, Uber est accusé d’espionnage industriel. En quelques décisions de justice, l’entreprise pourrait donc perdre sa force de travail actuelle et sa stratégie d’avenir.

Concurrence

Voilà comment, à peine dix ans après son lancement, Uber est passé du statut de trublion sympathique à celui de mastodonte à abattre. Son travail n’a pas été vain. Dans plusieurs pays – y compris la France-, l’entreprise a poussé les taxis à évoluer dans leurs pratiques comme dans leur tarification. Elle a surtout donné des idées à d’autres, qui parviennent désormais à faire aussi bien, voire mieux.

Mis à part ses concurrents directs, deux types de services se démarquent en Europe, en Amérique du Nord, mais aussi en Asie ou en Amérique du Sud. Des applications comme Mytaxi, Curb ou encore Easy Taxi permettent aux clients de réserver un taxi avec leur smartphone. Un moyen d’allier la simplicité d’utilisation et la sauvegarde de l’emploi. Ailleurs, d’autres tentent de créer leur flotte, en embauchant leurs chauffeurs. C’est le choix qu’a fait un montréalais avec les «Téo taxis», une flotte de véhicules électriques pilotés par ses propres salariés, avec assurances et congés payés. En Asie, Uber a dû faire alliance avec son principal concurrent pour survivre.

L’idée d’Uber a germé dans l’esprit de Kalanick un soir de 2008, à Paris. Une époque préhistorique où l’App Store ne comptait que 3.000 applications. Avec quelques milliers d’euros, n’importe qui a aujourd’hui le pouvoir de développer une offre potentiellement capable de concurrencer une entreprise impopulaire, qui n’emploie pas ses chauffeurs, ne possède pas ses véhicules et se lance à peine dans la cartographie.

Il ne reste que deux raisons pour lesquelles Uber parvient à survivre: des prix bas et une impressionnante flotte de chauffeurs. Sauf que ces deux éléments ne semblent plus pouvoir cohabiter. En fuyant le navire, les plus précaires laisseront aux autres les moyens de faire augmenter les prix. Les clients auront alors tout le loisir de se tourner vers les nombreuses alternatives. Les plus conservateurs se serviront de leur smartphone pour appeler un taxi. Les autres feront appel à des «Téo taxis» locaux. Dans tous les cas, clients et chauffeurs devront remercier Uber, qui a peut-être fait le sale boulot à leur place, mais qui s’en est trop lavé les mains.

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Raphaël GRABLY