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Interview exclusive : « L’Arcep n’acceptera pas qu’un site paie pour obtenir un débit prioritaire »

Dans un entretien exclusif accordé à 01net.com, Sébastien Soriano, le président de l’Arcep, rappelle que l’Autorité sera chargée de veiller à l’application du nouveau règlement européen censé garantir un internet ouvert. Il entrera en  vigueur au mois d’avril 2016.  Décryptage.

Après deux ans de négociations entre la Commission, le Parlement et le Conseil européens, un accord a enfin été trouvé le 30 juin dernier au sujet de la suppression des frais d’itinérance. Mais pas seulement. Passée plus inaperçue du grand public, la question épineuse de la neutralité du net y était aussi traitée pour la première fois au niveau européen.

Un doute, toutefois, l’expression même a disparu du texte, remplacée par la notion d’« internet ouvert », et que le règlement entérine la fourniture par les opérateurs de « services optimisés ». De quoi ulcérer le professeur de droit Tim Wu, inventeur du concept de « neutralité du net », ainsi que les associations de défense des droits et des libertés sur Internet comme La Quadrature du net.

En attendant l’adoption définitive du règlement et son entrée en vigueur au mois d’avril 2016, le projet de loi numérique dévoilé cette semaine va confier à l’Arcep la mission de surveiller les pratiques des opérateurs en France. L’autorité tente aujourd’hui d’apaiser le débat en publiant un état des lieux sur le sujet ce 21 septembre.
Son président Sébastien Soriano revient pour nous sur l’esprit du texte et ses conséquences pour les abonnés, les opérateurs et les fournisseurs de service.

Sébastien Soriano
ERIC PIERMONT / AFP – Le président de l’Arcep Sébastien Soriano

01net : Certaines associations estiment que le concept de neutralité du net est vidé de son sens par l’accord européen conclu le 30 juin dernier. Mais pas vous. Pourquoi ?

Sébastien Soriano : Je ne suis pas là pour défendre le règlement ni dire si cela est bien ou pas. Je suis satisfait avant tout qu’un accord ait été trouvé. L’Europe donnait l’impression de patiner depuis dix ans sur le numérique. Mais aujourd’hui, nous sommes très heureux d’avancer. Ce que nous voulons maintenant en publiant un état des lieux du cadre de régulation, c’est inviter chacun à regarder précisément le texte et dissiper les malentendus.

Les détracteurs du texte reprochent à l’Europe de préférer le concept d’« Internet ouvert » à celui de « neutralité du net ». Qu’en pensez-vous ?

Pour moi, l’internet ouvert est plus large que la neutralité du net. Le texte pose deux principes. Le premier vise à obliger les opérateurs à réserver un traitement égal de tous les types de trafic sur internet. C’est généralement ce que l’on entend par neutralité du net.

Mais le texte garantit aussi un droit d’accès de tous les utilisateurs finaux – comme vous et moi ou des fournisseurs d’applications et de service – à Internet. Au bilan, l’internet ouvert, c’est l’idée que personne n’est propriétaire d’Internet et que nul ne va en prendre le contrôle parce que c’est un bien commun. Il y a là matière plutôt à se réjouir de cette ambition très forte.

J’ajoute que contrairement à ce que l’on a pu entendre, ce règlement va au-delà du texte américain de la FCC qui présente de nombreux trous dans la raquette, notamment sur la question des services gérés. Il faut arrêter de faire de l’ « euro bashing ».

Ce qui fait le plus polémique, c’est l’autorisation de « services optimisés », comme la télévision par Internet, qui vont bénéficier d’un débit garanti. Comment l’Europe va-t-elle encadrer cela ?

Ces services gérés ne seront tolérés que s’ils sont justifiés par des besoins spécifiques objectifs et de qualité de service, et s’ils ne viennent pas en remplacement d’un service offert sur Internet.

De plus, il est indiqué très clairement dans le texte que ces services ne doivent pas conduire à un affaiblissement de la qualité des services d’accès à l’Internet. Cela veut dire que les autorités de chaque pays vont devoir regarder chez les opérateurs Télécoms quels sont les services qui sont utilisés aujourd’hui de cette manière. Je ne veux pas préjuger du résultat, l’Arcep examinera au cas par cas.

Un opérateur pourra-t-il proposer à un site de payer pour obtenir un débit prioritaire sur les autres ?

Non. Très clairement, c’est quelque chose qui sera proscrit par le règlement. Les FAI devront traiter le trafic de manière égale, ce qui n’empêchera pas de mettre en œuvre des pratiques de gestion du trafic. Mais elles devront rester raisonnables, c’est-à-dire transparentes, non-discriminatoires, proportionnées et, surtout, elles ne pourront pas être basées sur des considérations commerciales. Par exemple, si un opérateur doit compresser certaines données, notamment sur les réseaux mobiles, il ne pourra pas exempter de compression un acteur avec qui il aurait un accord.

Les accords de peering payants seront-ils autorisés ?

Oui. Il faut bien différencier ce qui relève de la gestion de trafic de ce qui relève de l’interconnexion. La gestion de trafic désigne toutes les techniques de ralentissement, de blocages, de priorisation. Le peering, c’est quand les réseaux d’un fournisseur de service sont raccordés à ceux d’un opérateur, au lieu de passer par un opérateur tiers interconnecté.

Les accords de ce type, payants ou non, étaient autorisés et continueront à l’être, s’ils ne pénalisent pas les autres services et les abonnés. L’Arcep surveille le marché de l’interconnexion IP depuis deux ans. Elle est d’ores et déjà compétente pour régler d’éventuels conflits entre fournisseur de service et opérateur, à l’image de celui qui a opposé Netflix à Comcast aux Etats-Unis. Mais nous n’avons encore jamais été saisis formellement dans ce cadre.

SFR, puis Orange ont testé des options payantes pour proposer un meilleur débit mobile à leurs abonnés. Est-ce en accord avec le nouveau texte ?

A priori, oui. Le règlement ne semble pas l’interdire en tant que tel puisqu’il indique que les accords entre le FAI et les utilisateurs peuvent porter sur des conditions techniques et notamment des conditions de volume de data et de débit. Toutes ces pratiques commerciales sont très encadrées : elles ne doivent pas remettre en cause le principe de libre accès des utilisateurs au réseau, ni permettre de contourner les dispositions du règlement.

En l’occurrence, l’option Débit confort d’Orange propose de garantir un débit mobile plus rapide, même si le réseau est congestionné. On imagine mal comment cela ne peut pas restreindre l’accès au réseau de ceux qui n’ont pas souscrits cette option …

Il faudra là encore examiner chaque situation. Je dirais, de manière globale, que si cela devait conduire à ce que la capacité d’accès au réseau des utilisateurs soit dégradée de manière sensible parce qu’il y en a d’autres qui passent devant, alors cela poserait nécessairement question. Nous entrons avec humilité dans ces sujets. Comment sont gérés les réseaux ? Quelles sont les conséquences pour les utilisateurs ? Le diable se cache dans les détails.

Et le zero rating, qui consiste à ne pas décompter du forfait data des abonnés l’utilisation de certains services ou applications comme le stockage dans le cloud ?

A priori, rien non plus ne les interdit. A moins, encore une fois, que l’on prouve qu’il y a préjudice et que cela avantage certaines plates-formes par rapport à d’autres. Tant que le zero rating reste marginal, comme c’est le cas en France, cela ne devrait pas poser problème.

Justement, pour les adversaires de ce texte, ces pratiques (zero rating, services gérés) vont favoriser les grands acteurs d’internet, pour la plupart américains, au détriment de start-ups européennes qui ne pourront pas rivaliser en moyens et en exposition …

J’ai eu l’occasion, à plusieurs reprises, de dire mon inquiétude face au comportement de certains géants qui fixent les règles du jeu sur internet sans aucun contrôle. Mais il ne faut pas brûler les étapes. Ce texte va d’abord permettre de lever la suspicion sur la façon dont les opérateurs gèrent le trafic. Après la neutralité du net, la question de la domination des plates-formes internet en Europe se posera en son temps.

Par ailleurs, je pense qu’il faut garantir la liberté d’innover pour tout le monde. Pour les start-up bien sûr. Mais il ne faut pas oublier les opérateurs. Il va y avoir des besoins spécifiques dans le domaine de l’Internet des objets, par exemple. Est-ce que l’Internet « best effort », c’est-à-dire qui ne fournit aucune différenciation entre plusieurs flux de réseaux, permettra d’y répondre ? Peut-être. Il faut se laisser la possibilité de construire, à côté, des services managés qui permettront de garantir une qualité de service supérieure.

On assiste aussi sur le temps long à une certaine universalité des réseaux. Tout converge vers la fibre optique qui devrait s’imposer comme le réseau fixe de référence chez les gens, et d’autre part vers les réseaux mobiles. Il ne s’agit pas d’imposer cette convergence mais de permettre se fasse en son temps. On ne peut pas demander à la télévision qui bénéficie d’une qualité de service très forte avec le hertzien de passer en « best effort » sans aucune garantie en terme de latence ! Si la qualité des services n’est pas au rendez-vous, on ne permettra pas la bascule vers les réseaux filaires et mobiles …

Quelles sanctions pourra prendre l’Arcep ?

Ce sera au projet de loi numérique d’Axelle Lemaire de le dire car c’est lui qui devra préciser le cadre institutionnel de la neutralité du net en France. Une option serait d’utiliser le pouvoir de sanction général, défini par l’ article L.36-11 du code des postes et des communications électroniques. C’est une sanction pécuniaire qui peut aller jusqu’à 3% du chiffre d’affaire des opérateurs, et jusqu’à 5% en cas de récidive. Cela paraît suffisamment dissuasif.

Quel est le calendrier concernant la neutralité du net ?

Si le texte est adopté, le règlement sera applicable au mois d’avril 2016. L’étape suivante passera par le Berec (Body of European Regulators of Electronic Communications) qui doit adopter les lignes directrices. Chaque Etat va définir ensuite quelles institutions vont mettre en place la neutralité du net et quels seront leurs outils. C’est là que le projet de loi numérique du Gouvernement français intervient, et il est essentiel. Il doit être présenté en consultation publique dans les prochains jours.

L’Arcep interviendra en bout de chaîne pour la mise en œuvre. Nous jouerons ainsi le rôle de gendarme de la neutralité du net. Il y aura également un partage des tâches avec la DGCCRF puisque le règlement prévoit des dispositions sur l’information des consommateurs.

Peut-on imaginer un observatoire de la neutralité du net ?

Tout à fait. Nous avions jusqu’à maintenant une sorte de monopole sur l’information « officielle » dans les télecoms. Mais je veux maintenant que d’autres soient en capacité d’en publier. Nous souhaitons faire alliance avec les communautés d’internet, avec « la multitude ». Nous croyons beaucoup au crowdsourcing et aux applications de tests diverses et variées.

Nous avons une réflexion en cours qui consiste à certifier des protocoles à partir de notre expertise technique et, le cas échéant, à apporter notre caution à ces informations sous la forme d’un label ou équivalent.

Nous devrions pouvoir présenter une feuille de route à ce sujet au mois de janvier prochain avec la stratégie à adopter pour la mise en place d’un véritable Etat-plateforme, qui ne concernera pas que la neutralité du net mais aussi les mesures de réseaux fixes et mobiles. C’est un élément important de la revue stratégique de l’Arcep, qui a été lancée le 24 juin dernier.

Allez-vous bénéficier de moyens et d’effectifs supplémentaires pour remplir cette nouvelle mission ?

Non. Et nous n’en avons pas demandés. Nous devons être agiles et réduire la voilure sur certains dossiers. Cela passe aussi par davantage d’auto-régulation du secteur, sur un domaine comme la réforme des numéros spéciaux. Nous allons dégager des ressources pour les mettre ailleurs, car la neutralité du net sera désormais notre combat.

Je ne vis pas cela comme une révolution mais plutôt comme un retour aux fondamentaux. Un peu comme si l’on redécouvrait que depuis la création de l’Arcep en 1997, on ne défendait pas la concurrence pour la concurrence mais la concurrence pour garantir la liberté d’échanger, de partager, qui est un principe de plus en plus essentiel dans la société actuelle. Nous sommes un régulateur technico-économique mais à travers cela, nous défendons aussi des valeurs collectives.

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Amélie Charnay