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A quoi servent les processeurs FPGA pour lesquels AMD veut dépenser 35 milliards de dollars ?

S’il n’a pas fait la Une des journaux, comme le deal Nvidia/ARM, le rachat de Xilinx par AMD, pour 35 milliards de dollars, est une étape importante de la consolidation du milieu des semi-conducteurs. Il prouve également l’importance grandissante de ces puces programmables.

Si toute l’industrie des processeurs et de nombreux gouvernements ont les yeux rivés sur l’offre de rachat d’ARM par l’américain Nvidia, qui pourrait bien être abandonnée, il est un autre deal dont le montant est presque aussi énorme, mais qui fait moins de bruit : le rachat de Xilinx par AMD.
Alors que les enquêtes des autorités de la concurrence de nombreux pays s’accumulent pour faire capoter le deal à 40 milliards de Nvidia, celui d’AMD, lancé bien après et pourtant presque aussi élevé (35 milliards de dollars) devrait être finalisé d’ici la fin du premier trimestre 2022. Sans avoir soulevé la moindre question majeure.

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Outre le fait que le sort de l’ISA ARM est vital pour des centaines d’entreprises, qui utilisent la licence ARM (comme Apple, ou Qualcomm), qu’ARM est un champion européen (britannique) avalé par un Américain, il faut aussi reconnaître que les puces conçues par Xilinx sont mal connues.

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Si les deux rachats ne peuvent pas être mis sur le même plan stratégique – et puis il s’agit « simplement » d’un Américain qui en avale un autre – il est tout de même bon de comprendre la portée du deal. Pour cela, il faut savoir ce que cachent les puces au coeur de l’activité Xilinx, il faut comprendre tout l’enjeu technologique autour des énigmatiques processeurs FPGA.

Des processeurs programmables… à l’infini

L’acronyme FPGA signifie « Field-Programmable Gate Array » littéralement « réseau de portes programmables ». Pour comprendre ce charabia, il faut rappeler que les transistors de nos puces sont agencés en portes logiques, qui forment une fonction.
Tous les calculs qui sont effectués par les processeurs sont réalisés de manière électrique. Un courant passe dans des réseaux de « portes logiques », et cet enchaînement permet de résoudre des calculs.
Un FPGA contient un grand nombre de ces portes placées en grille. C’est cette grille qui est programmée (et reprogrammable) pour créer les fonctions en enchaînant les portes selon les besoins.

Dans des puces « normales », comme les microprocesseurs de nos ordinateurs (CPU), comme nos chips graphiques (GPU), SoC et autres puces spécifiques (ASIC, etc.) l’organisation et la structure sont figées. Elles ont un nombre défini d’unités de calcul, intègrent (ou pas) telle fonction de compression vidéo, embarquent éventuellement tel modem 4G, tel accélérateur graphique, etc. Bref, une fois que votre processeur Intel Core, votre Nvidia GeForce, et autres Qualcomm Snapdragon sortent de l’usine, ils n’évolueront plus.

Et c’est là que les puces FPGA se distinguent et interviennent. Au contraire de ces puces « classiques », leurs fonctions de même que leurs usages ne sont pas figés car elles sont, en tout ou partie, programmables. C’est-à-dire qu’au lieu de compter tant de transistors ou d’unités de calculs fixes, les FPGA intègrent un certain nombre de cellules logiques que les développeurs vont pouvoir programmer (presque) à leur guise.

Qu’est-ce que cela change ? Et bien tout. De manière très simpliste, un FPGA, qui, à un instant T, effectue de la compression vidéo peut être reconfiguré, ensuite, pour traiter du son, voire effectuer des calculs IA. Dans les faits, c’est évidemment moins simple, il existe beaucoup de puces FPGA très différentes, des plus simples et peu chères au plus complexes et hors de prix, avec souvent des applications cibles – traitement vidéo, réseau, etc.

Mais le fait est que ces puces « vierges » peuvent tout faire (ou presque) et évoluer, voire changer de fonctions, dans le temps. C’est d’ailleurs pour cela que les concepteurs de puces tels qu’Intel, AMD, et les autres utilisent des FPGA pour préparer… leurs processeurs du futur.
Avant de lancer même une production de test, tous les concepteurs de puces programment un FPGA pour simuler le comportement exact de leur future puce – mais à des fréquences très inférieures.

De 1 à 100 000 euros l’unité

Si vous pensiez qu’il y a un grand écart de prix entre les processeurs Pentium et les gros Xeon, alors vous allez être très surpris. Les écarts de prix des puces programmables sont encore plus grands. Cela va de moins de 1 euro, pour les FPGA les plus simples, à plus de 100 000 euros pièce pour les modèles les plus avancés !
Ces écarts de prix s’expliquent par les énormes différences de complexité, tant en matière de finesse de gravure, de format – rouleaux de puces low cost à « coller » en masse sur des cartes-mères, ou puces ultra complexes avec cartes de développement et suites logicielles, etc.
Alors que même les plus coûteux des Xeon se vendent à des dizaines de milliers d’unités, les FPGA les plus haut de gamme n’atteignent pas de tels volumes.

Une partie de la complexité des FPGA s’explique par la nature même de ces puces : leur programmation est volatile. Les puces doivent donc, à chaque (re)démarrage, charger leur programme – leur « design » de fonctionnement – depuis une zone de mémoire (ROM externe ou interne) afin de « prendre forme ».

Les FPGA les plus haut de gamme sont de véritables bijoux de technologies, qui ressemblent un peu aux SoC (System on a Chip, puces tout-en-un) de nos smartphones.
Car, outre la partie programmable, on y retrouve aussi de la mémoire de stockage (pour la programmation au démarrage), ainsi que des cœurs CPU (généralement ARM, mais aussi RISC-V désormais), de la mémoire vive, des DSP, etc.
Selon les besoins des applications, les puces sont plus ou moins complexes, et grosses car, programmabilité oblige, la densité d’unités de calcul est inférieure aux ASIC. Les FPGA les plus complexes de Xilinx (Virtex UltraScale+ VU19P) comprenaient déjà 35 milliards de transistors à la mi-2019, soit deux ans avant l’Apple M1 Pro (qui en compte 33,7 milliards).

Une myriade d’usages

On l’a vu, le prix des FPGA est variable selon les gammes et selon les besoins.

« Il existe trois types de FPGA », nous explique Jacques Cesbron, spécialiste des FPGA chez Intel, et qui travaillait déjà chez Altera avant son rachat par le géant des puces.
« Il y a les puces haut de gamme, milieu de gamme et à bas-coût. Les premières sont parmi les puces les plus complexes du monde, et offrent souvent la plus grande densité logique des semi-conducteurs. Le marché concerne quelques milliers à quelques dizaines de milliers de pièces. Les puces milieu de gamme sont produites à plusieurs centaines de milliers de pièces, et les puces low cost à un dollar à des millions de pièces. »

Selon leur gamme, les différentes puces FPGA ont différents usages, mais c’est toujours le marché cible qui conditionne leur usage.

« D’une part, les puces FPGA ont comme force intrinsèque de proposer des performances très élevées, une latence très faible et d’avoir un comportement facile à prévoir. Donc certaines applications critiques ont besoin de ce genre de puce », développe Jacques Cesbron.
« Mais c’est aussi et surtout une histoire de marché, d’application et de maturité technologique ».

Où retrouve-t-on les FPGA ? Absolument partout, mais pour des raisons différentes. On les retrouve dans les voitures et dans les avions de chasse (F-35) pour leur capacité à travailler rapidement, dans les boîtiers TV au début de chaque nouvelle génération de codec vidéo (Mpeg 2, HEVC, puis désormais AV1), dans les consoles rétro, dans les boîtiers de capture vidéo (Elgato), pour des volumes de production assez faibles, etc.
On les retrouve aussi dans les labos partout dans le monde, quand on a besoin d’émuler ou développer une puce. Et de plus en plus, ils se font une place dans les centres de données et les calculateurs pour leur grande puissance.

Dans tous ces domaines, les FPGA sont là soit parce qu’ils sont flexibles (mise à jour des fonctionnalités), soit parce qu’ils sont les seuls à pouvoir remplir la mission compte tenu des prix, des volumes et de la maturité technologique.

Rois de l’amorçage technologique et des petits volumes

« À l’arrivée de chaque nouvelle technologie comme la 5G, le codec vidéo AV1, etc. il n’existe pas encore de puces dédiées (ASIC et autres, ndlr) et les développer et les produire en petit volume coûterait trop cher », explique Jacques Cesbron.
« C’est là que les FPGA interviennent. En dessous de certains volumes, ces puces sont plus rentables que les ASIC ce qui permet de lancer les premiers produits compatibles. De plus, leur programmabilité permet de les faire évoluer dans le temps quand, par exemple, des normes – comme la 5G – ne sont pas totalement arrêtées. »

Les FPGA sont donc un Graal à tout faire, des puces parfaites ? Non.

« À partir d’un certain volume, les SoC ou les ASIC sont plus intéressants, autant en matière de coûts qu’en matière d’efficacité énergétique », précise Jacques Cesbron.

Un avis totalement partagé de l’autre côté de la barrière, c’est-à-dire du côté des fabricants de produits.

David BARTH (Pixii) – Les cartes filles de l’appareil photo français Pixii intégrant le second processeur FPGA de la nouvelle mouture du boîtier (un Lattice ECP3)

« J’ai étudié toutes les solutions et les puces FPGA étaient le bon choix compte tenu de nos besoins et de nos volumes », explique David Barth fondateur et PDG de Pixii, la première entreprise à produire des appareils photo en France depuis plus de quatre décennies.
« J’ai testé des puces ARM 64 bits, des SoC très avancés, etc. mais une fois que j’ai commencé à mesurer la puissance des FPGA, je les ai de suite adoptés », s’enthousiasme l’entrepreneur français.
« Déjà, un FPGA sait faire des choses qu’un processeur ne sait pas faire. Un processeur ne saura jamais lire un capteur, et un GPU n’arrive à le faire qu’en faisant des contorsions. Alors que toutes ces puces fonctionnent en séquentiel, un FPGA fait tout en parallèle : c’est un changement de paradigme par rapport au monde du CPU ».

Outre ces capacités techniques, le choix d’implanter un FPGA dans les différentes versions de la caméra Pixii sont aussi de l’ordre du rapport prix/performances/volumes.

« S’il est vrai que les nouveaux outils de design permettent d’abaisser les coûts de fabrication des puces spécialisées (ASIC) à partir de 50 000 unités, depuis la crise du COVID il n’y a plus de capacités de production libres du tout. Les puces FPGA sont disponibles, et on peut leur faire faire ce que l’on veut. », explique David Barth. Voilà un ingénieur qui continuera « de regarder du côté des SoC ou des ASIC quand le besoin se fera sentir », mais qui ne pourrait pas produire le moindre appareil photo, si les FPGA n’existaient pas.

Les Etats-Unis toujours ultra-dominants

Si le monde des FPGA est moins consolidé que celui des CPU ou GPU, le bilan final est le même : les Etats-Unis sont les rois du monde. Il suffit de jeter un coup d’œil aux cinq premiers acteurs du segment, tous Américains, pour en prendre la mesure. Une domination encore amplifiée par le deal signé entre AMD et Xilinx.
Une affaire où AMD, qui est à la fois le numéro deux mondial des puces pour PC, numéro deux mondial (encore !) des puces pour serveurs et supercalculateurs, numéro deux mondial (oui, encore !) des puces graphiques, et numéro 1 mondial des puces pour consoles, met la main sur le numéro 1 mondial des FPGA.

Lire aussi : Intel veut endosser le rôle de champion occidental de la production de semi-conducteurs

Quand il aura officiellement pris le contrôle de Xilinx, AMD sera un mastodonte de la conception de puces, à l’image de son ennemi de toujours : Intel.
Le numéro 1 mondial des semi-conducteurs avait, avant AMD, mesuré l’importance de ces puces programmables et lâché 16,7 milliards de dollars en 2016 pour mettre la main sur le second plus gros concepteur de puces FPGA, l’Américain Altera.

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Aussi, si le rachat de Xilinx par AMD n’a pas la même portée que celui d’ARM par Nvidia, il n’empêche qu’il continue d’interroger l’Europe sur la domination totale des Américains sur le segment des semi-conducteurs, pourtant de plus en plus stratégique à mesure que le monde se numérise. Si plusieurs analyses de marché montrent que la Chine consomme de plus en plus de ces puces et surtout, monte en puissance dans leur développement, le Vieux continent semble, lui, aux abonnés absents ou trop timides, malgré les efforts envisagés par Thierry Breton et son Chips Act européen.

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