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Une cible privilégiée

Malgré le passage au payant du logiciel Napster et les protections anticopies apposées sur les CD, les pirates font de la musique leurs choux gras.

” On ne vend pas la musique, on la partage. “Léonard Bernstein, compositeur et chef d’orchestre américain, connaissait-il avant tout le monde le sort qui attendait son art avec l’avènement des nouvelles technologies ? Aurait-il pu l’empêcher ? Certainement pas. Les professionnels, éditeurs, producteurs, compositeurs n’ont pu que subir la vague de la copie numérique. Selon l’Ifpi (International Federation of the Phonographic Industry), un enregistrement musical sur trois est aujourd’hui piraté dans le monde, soit un volume de 500 millions de copies par an, pour un manque à gagner estimé à quelque 5,6 milliards d’euros en 2000.La piraterie musicale générée par l’évolution des technologies numériques et le développement des réseaux en ligne a littéralement explosé au cours de l’année 2000, se substituant ainsi à la piraterie traditionnelle caractérisée par la commercialisation de bootlegs (enregistrement en public), copies totales ou partielles fabriquées dans des usines de pressage, et qui apparaît aujourd’hui marginale sur le marché français (1,5 à 2 % des ?”uvres, selon la SCPP, la Société civile des producteurs photographiques).

Les protections vite déjouées

En pariant dès 1981 sur le CD, qui mettrait un terme aux copies analogiques sur cassette audio, les maisons de disques ont largement sous-estimé le phénomène du numérique qui allait permettre à n’importe quel collégien de s’offrir à moindre coût une discothèque de copies de même qualité que l’original.Uu banc des accusés, l’abaissement du prix du matériel d’enregistrement de CD et des supports vierges, qui a fait de systèmes jusque-là réservés à une élite des produits grand public. Le phénomène a obligé les professionnels à réagir. Depuis début septembre, plusieurs grandes sorties discographiques, comme le dernier album de Michael Jackson, ont ainsi donné lieu à la publication d’albums frappés d’un logo représentant un ordinateur barré d’un trait. Pour l’auditeur, cela se traduit par l’impossibilité de lire le CD sur son Mac ou sur son PC, et l’obligation, donc, d’utiliser exclusivement un lecteur audio.Mais comme aucune barrière n’est infranchissable, les pros ont vite déjoué le système. Du coup, les ados, leaders du marché, achètent de moins en moins de CD. Le trafic de copies se propage à grande vitesse, surtout dans les lycées et les bureaux d’entreprise. “Il suffit de connaître les bonnes personnes pour se procurer ce que l’on souhaite”, explique Louis, 15 ans, lycéen en région parisienne. Ainsi, en plein tournage de son clip vidéo, le groupe de rap 113 a vu arriver une trentaine de jeunes de 11 à 12 ans qui voulaient faire dédicacer des disques, dont la majorité était des CD-R.ais c’est surtout l’apparition du désormais célèbre format MP3 qui a mis le feu aux pou-dres. Ce format de fichiers musicaux compressés permet de se constituer une discothèque sans même avoir à graver quoi que ce soit, réduisant ainsi considérablement les coûts de diffusion pour les pirates. “Il n’y a plus tous les inconvénients logistiques liés à l’échange de CD”, explique Louis.utour de ce nouveau format se sont donc créés des dizaines de services web, qui offrent à foison des titres musicaux à télécharger. L’histoire gardera l’exemple de Napster, placé sous les feux de la rampe depuis deux ans. Racheté par le groupe Bertelsmann, le site s’apprête à passer au modèle payant. Un pari risqué après quatre années de gratuité et d’illégalité absolue. “Napster change de modèle. Qu’importe. Aujourd’hui, on utilise Morpheus ou Kazaa”, nous confie Arnaud, 20 ans, étudiant aux Arts et métiers à Aix-en-Provence.Contrairement à Napster, les nouveaux venus sont souvent incontrôlables car ils ne font pas appel à un serveur central. Résultat : Music City Morpheus est depuis plus de deux mois le logiciel le plus demandé sur Telecharger.com. Plus de 25 millions de fichiers musicaux illicites sont aujourd’hui disponibles sur le web. “Il n’y a pas de moyens techniques d’empêcher le phénomène”, s’inquiète Hervé Rony, directeur général du Snep (Syndicat national des éditeurs phonographiques).À défaut, on emploie donc les moyens juridiques. ” Avant, internet était une zone de non-droit. Il doit aujourd’hui être un espace comme les autres, avec des règles du jeu “, précise Marc Guez, directeur général de la SCPP (Société civile des producteurs phonographiques). Mais la lenteur des procédures freine tout avancement. La loi sur la société de l’information est pour le moment mise en sommeil et la directive européenne sur l’e-commerce peine à être transposée en droit national. ” À part responsabiliser les fournisseurs d’accès vis-à-vis de leurs contenus, on ne peut quasiment rien faire, ajoute-t-il. Le problème n’est pas technique mais politique. “Les sites warez basés en France sont aujourd’hui peu nombreux. Le problème vient surtout de l’étranger où sont hébergés les principaux sites de revente et d’échange. En Europe, les volumes atteints par la piraterie de l’Est ?”Bulgarie, Roumanie, Russie, Ukraine et pays baltes ?” sont révélateurs de l’ampleur prise par ce phénomène, avec un taux supérieur à 50 %, les plus mauvais élèves au monde étant l’Ukraine, la Chine et le Paraguay, avec des taux supérieurs à 90 %, selon l’IIPA (International Intellectual Property Alliance). “On ne pirate quasiment plus à partir de la France, et si tous les pays avaient des lois aussi répressives, on pourrait espérer des résultats comparables à l’étranger”, insiste Marc Guez.

La réaction des ” majors “

Sans le savoir, les particuliers ont imaginé le mode de consommation de la musique du futur. La chaîne hi-fi classique va progressivement être remplacée par un micro-ordinateur. Mais cette évolution est menacée par les géants du disque qui souhaitent contrôler les transferts pour éviter le piratage. “Nous ne pouvons pas ignorer internet car il est un outil de promotion incontournable, mais nous ne voulons pas que le réseau soit la cause de notre perte, explique Hervé Rony. Nous voulons faire évoluer le marché du disque vers une diversification des sources de revenus intégrant le web.”L’année 2000 aura ainsi été marquée par l’installation des majors sur le net à travers leurs portails musicaux et leur prise de position sur la diffusion de musique en ligne. Ces plateformes, gorgées de fichiers MP3 ultraprotégés, font en ce moment leurs premiers pas aux États-Unis. Mais les démarrages en demi-teinte promettent à Musicnet (Warner Music, BMG et EMI) et Pressplay (Universal et Sony Music) de longues heures de bataille pour imposer leur modèle payant de musique à la demande. Les clones de Napster sont encore présents et devraient sévir un certain temps. Selon l’Idate (Institut de l’audivisuel et des télécommunications en Europe), le marché de la musique en ligne ne décollera pas avant 2004.En 2001, l’institut évalue à 645 millions de dollars la valeur des fichiers téléchargés sur la toile pour un marché du disque estimé à 40 milliards de dollars, soit 1,7 %. En 2006, leur poids devrait passer à 13,4 %. Un potentiel que n’entendent pas laisser passer les majors. Mais “on doit lutter contre un refus de payer 1,22 ou 1,52 euro pour un morceau”, se plaint Hervé Rony. Dans un univers où la culture du gratuit est telle, il appartient aux majors de prouver l’intérêt d’un modèle payant. Mais “tant que l’on pourra se procurer la musique gratuitement, personne ne songera à payer pour un titre”, affirme Arnaud, qui n’a pas acheté un CD depuis deux ans.

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Célia Pénavaire