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Le combat des Afrogameuses pour être visibles dans la communauté gaming est un combat pour la réalité

À la fois une communauté de joueuses et une association engagée pour la visibilité des femmes noires, le collectif Afrogameuses veut secouer l’industrie du jeu vidéo. Sur tous les plans.  

« C’est pas possible, je ne peux pas être la seule femme noire qui joue aux jeux vidéos ! » En vingt ans de gaming, Jennifer Lufau s’est pourtant souvent sentie bien seule. Les personnages, les avatars, les gamers, dans le monde du jeu vidéo, personne ne lui ressemble. Double victime du sexisme et du racisme latents sur Internet, elle a voulu savoir si d’autres vivaient la même passion qu’elle. C’est comme cela que naît le collectif « Afrogrameuses », le 14 juillet dernier. 

« Il y a quelque chose à faire ! »

Matérialisée par des comptes sur le réseaux sociaux (Twitter, Discord, Facebook ou Instagram), l’initiative a pour mission première de rencontrer des geeks afro-descendantes pour les mettre en valeur et les rendre visibles. Un objectif simple sur le papier…
« Quand j’ai regardé autour de moi, j’ai vu que cela existait aux États-Unis, au Canada même au Royaume-Uni. Mais en France, rien », regrette-elle. « Je me suis dit : il y a quelque chose à faire ! » Et elle l’a fait.
Aujourd’hui, la jeune femme compte parmi les 50 Françaises de moins de 35 ans repérées par le magazine Vanity Fair France « qui ont fait 2020 ». 

Comment ? Par le biais de réseaux féministes comme Women in Games et des groupes anti-racistes tels que Black Geeks, Jennifer Lufau a contacté d’autres femmes noires passionnées de jeux vidéos. Au début, elles étaient quatre, connectées de Madagascar aux Pays-Bas, en passant par les États-Unis et le Canada. Entre deux conseils purement gaming, les gameuses ont partagé leur vécu commun : le manque de visibilité. « Si on est aussi nombreuses, pourquoi on ne nous voit pas ? », interrogent à l’unisson les jeunes femmes. 

Jennifer Lufau – La fondatrice du collectif Afrogameuses aka @inviciblejane en place pour jouer et / ou streamer.

« Sexe, Race et Gaming »

Le sociologue Mehdi Derfoufi donne une réponse « tristement banale » dans son article « Sexe, Race et Gaming » publié en 2019 : « Finalement, le jeu vidéo […] semble animé par les mêmes conflictualités que la société dans son ensemble ».
Autrement dit, l’invisibilité des personnes non-blanches dans la société affecte aussi le monde du gaming. Et, comme le reste de la société, ce secteur est aujourd’hui en proie aux mêmes questionnements.

« Sur le plan des représentations, les enjeux de visibilité des minorités ethno-raciales et de genre commencent à être sérieusement évoqués, comme c’est le cas du cinéma, de la télévision ou du spectacle vivant », analyse le sociologue qui se réjouit que le collectif créé par Jennifer Lufau « puisse bénéficier d’une attention médiatique ». 

Car c’est précisément une des autres missions qu’elles se sont données : «Encourager une meilleure représentation des femmes afro et dark skin dans les jeux vidéos ». L’objectif ? « Créer des personnages féminins noirs intéressants et indépendants », expliquent les Afrogameuses qui se sont constituées officiellement en association le 12 octobre dernier.

« La majorité des personnages féminins noirs ne ressemblent à rien ! », déplore la fondatrice. « Elles sont mal-dessinées, stéréotypées ou sont de simples personnages blancs repeints en noir ! » Pour être mieux représentées, ces militantes entendent « dans un futur proche » éditer un guide de référence à destination des éditeurs des studios.

« Le jeu vidéo a-t-il peur du noir ? »

Mais l’industrie du jeu vidéo est-elle seulement à l’écoute de ces revendications ? Lors d’une table ronde « Jeu vidéo et minorités. Le jeu vidéo a-t-il peur du noir ? », organisée par le média Arrêt sur Images, Stéphane Beauverger, scénariste de Remember me avouait que les réticences étaient clairement politiques : « Pour ce qui est des mécaniques de production au sein d’une équipe, créer un personnage métis ne pose aucun soucis. En revanche, pour réussir à obtenir un financement et un développement pour un tel personnage, ça commence à se compliquer ».

L’argument financier revient souvent. Mais pour Jennifer Lufau, il n’est pas audible. « C’est de la mauvaise foi ! Refuser de créer des personnages noirs, c’est nier l’existence d’une partie de la population mondiale », tranche-t-elle. Le « vrai » problème derrière, c’est que l’industrie du jeu vidéo est très blanche et très masculine : en 2020 alors que 47 % des gamers sont des femmes seulement 14 % travaillent dans les studios, selon les derniers chiffres du Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs. Impossible de savoir dans ces proportions combien sont issues de la diversité. 

Aveline de Grandpré, métisse libératrice 

Heureusement, les lignes – sexistes et racistes – bougent. Récemment entâché par un scandale sexiste, Ubisoft se dit aujourd’hui ouvert à ces questions de diversité.
« Nous mettons en œuvre davantage de processus qui exigent la diversité et l’inclusion à toutes les étapes de la production de jeux, dans le but ultime de créer des jeux aussi diversifiés que le monde dans lequel nous vivons », nous ont-ils expliqué.
D’ailleurs, le personnage de Assassins’ Creed Libération, édité en 2012 par le studio français, Aveline de Grandpré est fille d’une esclave africaine et d’un marchand français. Comme l’a montré Soraya Murray, professeure d’histoire de l’art, l’intérêt de cet avatar ne réside pas seulement dans ce qu’elle représente mais aussi dans ses actions et son caractère. 

Capture d’écran – Twitch – Trois Afrogameuses : Xena la guerrière, Bony et Invincible Jane en live stream pour expliquer l’importance du collectif.

Jennifer Lufau et les gameuses, YouTubeuses ou streameuses d’Afrogameuses aimeraient que l’exception d’Aveline devienne la norme. Pour cela, elles multiplient les actions : le 24 octobre dernier, en direct sur Twitch, trois d’entre elles ont animé une master class sur la chaîne de MademoiZelle.
« Je pense que ça peut en choquer certains de voir trois femmes noires sur le plateau… Ça change de d’habitude ! », se réjouit la fondatrice à l’antenne. D’autres master class (et même des jeux concours) auront lieu prochainement sur la chaîne Twitch d’Afrogrameuses.

Avec ou sans retentissement médiatique, la seule existence de ce jeune collectif a le mérite de soulever un paradoxe problématique : « Pourquoi sommes-nous capables d’imaginer des univers virtuels incroyablement riches et être aussi pauvres quand il s’agit de représenter la réalité ? »

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Marion SIMON-RAINAUD