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Dossier médical partagé : après quatorze ans de développement, faut-il l’adopter ?

DMP. Depuis 2004, ces trois lettres riment avec fiasco. Aujourd’hui, le Dossier médical partagé renaît de ses cendres après 14 ans d’inertie. Retour sur ce carnet de santé virtuel enfin disponible mais qui ne fait toujours pas l’unanimité.

« Le DMP, la mémoire de votre santé. Ouvrez vite votre DMP. » À grand renfort de spot publicitaire, la ministre de la Santé et des Solidarités, Agnès Buzyn, a lancé, le 6 novembre 2018, le Dossier médical partagé (DMP). Une plate-forme numérique pensée comme un « carnet de santé virtuel » gratuit, non-obligatoire et accessible à tout bénéficiaire de la Sécurité sociale.

Huit mois plus tard, la Caisse nationale de l’assurance maladie (CNAM), qui gère ce dispositif, a recensé plus de six millions ouvertures de ces « carnets virtuels de santé ». Dès l’ouverture, elle revendique trois millions comptes créés. Cette marge de progression assez rapide (+50% d’ouvertures en six mois) devrait permettre au gouvernement d’atteindre ses objectifs pourtant ambitieux. En 2022, la ministre espère au moins 40 millions de DMP ouverts, soit plus de 60% de la population française. Le DMP nouvelle génération aurait-il enfin percé ?

 « Votre carnet de santé 2.0 »

La techno utilisée est simple. « La mémoire de votre santé » est archivée sur une plate-forme personnelle qui vise à rassembler tous les documents relatifs à… votre santé : examens, prescriptions, remboursements. Son objectif ? « Faciliter les échanges d’informations entre personnels de santé et les patients ». Un des avantages phares vantés par le gouvernement ? Son « utilité lors d’une prise en charge médicale en urgence ».

Côté pratique, l’ouverture est franchement facile et peut se faire de trois manières. Vous pouvez demander à votre pharmacien d’ouvrir votre DMP à l’aide de votre carte vitale. Vous pouvez également le faire vous-même (muni toujours de votre numéro de sécurité sociale) directement sur le site. Dernière option, vous pouvez aussi demander à votre médecin traitant, s’il est familier du DMP – ce qui est plus rare.
Selon l’Ordre national des médecins [PDF], en avril 2019, 39% des dossiers ont été ouverts par des pharmaciens et par les patients eux-mêmes, 18% par les Caisses primaires d’assurance maladie (CPAM) et seulement 4% l’ont été par des praticiens.

Assurance Maladire 2018 – Brochure de présentation du DMP dernière génération, mise en place en novembre 2018.

Une fois ouvert, l’expérience se complexifie un peu plus. Un identifiant générique (difficile à retenir) vous est envoyé, accompagné d’un mot de passe valable seulement une fois, que vous changez ensuite de manière assez classique. Pour garantir un accès sécurisé, l’identification est toujours à double facteur authentification – un code vous est envoyé par mail ou sms à chaque connexion. Même chose si vous utilisez l’appli. 

Se débarrasser du papier, au profit du cloud

Finalement logué, le DMP est austère, pas très ergonomique mais surtout vide. Le Conseil national du numérique alertait à la sortie du dispositif sur son caractère « décourageant » dès la première connexion. Mais, dès le lendemain, l’espace personnel est muni d’un document de synthèse des 24 derniers mois enregistrés par l’assurance maladie.

La démarche peut être également active. C’est ce qu’a fait Emmanuel, atteint de dystonie qui utilise le DMP depuis six mois. « J’ai pris une après-midi, j’ai tout scanné, ajouté, enregistré sur le site. Je voulais me débarrasser des dossiers papiers », se réjouit-il.

Mais, l’utilité de ce DMP n’est pas évidente pour tout le monde. Marianne, dialysée de 41 ans, n’en pour l’instant pas d’intérêt. « Les médecins qui me suivent connaissent mon dossier et mes antécédents », explique-t-elle. « Pourquoi pas pour les rappels de vaccins ? », s’interroge Marianne. La raison d’être principale des carnets de santé papier… destinés aux enfants. Alors pourquoi serait-il nécessaire de mettre en place un tel service en ligne pour les adultes ?

Le Bulletin de l’ordre national des médecins, a pourtant consacré son dossier du numéro mars-avril à convaincre les professionnels « d’adopter le DMP ». Plusieurs spécialistes témoignent à propos d’un « partage de données nécessaire ». D’autres rassurent sur la sécurité des données. La voix de l’institution qui les représente en vient à se mêler à celle de l’assurance maladie – qui les paie et se charge de contrôler la bonne mise en place du programme.  

Yvon Merlière le directeur du DMP indique que le dispositif veut « s’articuler » au mieux avec les services en ligne qu’utilisent déjà les médecins. « Nous travaillons main dans la main avec les éditeurs de logiciels », explique-t-il.

En réalité, le véritable problème est que le DMP suscite peu de réactions chez les médecins. Sur les cinq médecins et professionnels de santé contactés, seuls deux avaient connaissance de cet outil, et un seul l’utilisait effectivement. C’est d’ailleurs ce que remarque l’association de patients Renaloo, qui accompagne les patients atteints de maladies rénales. Selon Jean-Marie Guion, administrateur de Renaloo, qui anime les réunions d’informations sur le DMP, un des freins fondamentaux reste la non-participation au projet de la majorité du corps médical.

Le DMP, ou le « Drame » Médical Passif ?

Pourquoi les médecins se désintéressent-ils du DMP, vendu comme un instrument révolutionnaire ? Selon Philippe Ameline, un ingénieur qui suit de très près le DMP depuis 2004 et est l’auteur d’un très long et détaillé article sur son propre site, ce DMP arrive au « mauvais moment ».
Pour lui, le monde médical est profondément en crise. « Les médecins, débordés par l’effet des déserts médicaux et l’inflation des tâches administratives, ratent le virage du numérique ».

Autrement dit, les outils en ligne utilisés par les médecins sont obsolètes. Et, la « nouvelle » plate-forme qu’on leur propose est un « deversware » comme Philippe Ameline l’appelle, c’est-à-dire un système de déversement en vrac. « Ce n’est rien de plus qu’un outil de gestion documentaire, en rien innovant », juge-t-il. Au niveau technique, l’ingénieur souligne que depuis la version de 2004 l’outil n’a pas évolué.

Un manque d’innovation technique que les utilisateurs peuvent ressentir. Les interfaces ne sont pas géniales, les interactions aux abonnés absents, etc. Et même l’aspect « gestion documentaire » a du plomb dans l’aile puisque le document de synthèse des remboursements des deux dernières années est en fait déjà disponible… sur l’espace personnel de l’assuré. L’art de la redondance.
Pour notre part, après plus d’un mois d’ouverture du DMP, et plusieurs rendez-vous médicaux, la nécessité d’un tel dispositif demeure obscure. Et son utilisation n’est résolument pas intuitive. 

Sous couvert de modernité, le ministère a tenté de transformé cette « patate chaude » qui a coûté au total plus de 500 millions d’euros en quatorze ans en une mesure indispensable pour « vivre avec son temps ». Fort de cet écran de fumée, les projets gouvernementaux « 2.0 » sur l’e-santé ne cessent d’ailleurs de se multiplier et de s’automatiser. Ou comment construire une forteresse de notre santé numérique sur un château de sable.

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Marion SIMON-RAINAUD