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Jusqu’à quel point aimerons-nous les robots ?

L’homme a tendance à développer de l’empathie pour les objets qui l’entourent, y compris les robots. Le psychanalyste Serge Tisseron nous livre les clefs d’une réflexion indispensable pour prévenir les risques de cet attachement à ces nouveaux compagnons.

Serge Tisseron est psychiatre et psychanalyste. Il a notamment publié « Apprivoiser les écrans et grandir » aux Editions Erès et participé à la rédaction de l’avis de l’Académie des sciences « L’enfant et les écrans ». Cette semaine sort son nouvel ouvrage « Le jour où mon robot m’aimera. Vers l’empathie artificielle » aux Editions Albin Michel.

01net : Pourquoi l’homme a-t-il tendance à développer de l’empathie pour les robots ?

Serge Tisseron : Ce n’est pas un phénomène nouveau. L’être humain a toujours projeté ses repères intérieurs sur le monde environnant parce c’est le seul moyen pour lui de tenter de le comprendre. Cela a donné les croyances animistes, mais pas seulement. Nous agissons de même quand nous appelons un arbre dont les branches tombent vers le bas un « saule pleureur », ou quand nous trouvons le premier modèle de Twingo « sympa avec ses yeux gentils ».

Le fait que nous abordions nos semblables en leur supposant les mêmes émotions qu’à nous-mêmes n’est qu’un cas particulier d’une tendance générale. Notre relation au monde est faite de projections incessantes de nos émotions et de nos pensées dans ce qui nous entoure, qu’il s’agisse du monde animé ou inanimé, vivant ou non vivant. Mais nous nous le cachions. Et avec le développement des robots, nous ne pouvons plus nous le cacher.

Mais il ne faut pas en avoir honte. Si nous mettons un peu de notre propre identité dans les objets, c’est pour nous les rendre familiers et les apprivoiser.

Serge Bon – Le psychiatre Serge Tisseron.

01net : Cet attachement ne dépend pas, écrivez-vous, de leur apparence humanoïde …

Oui. Prenez R2D2 de Star Wars, par exemple, qui est très populaire. Ce n’est jamais qu’un tonneau à roulettes. Ou les robots démineurs américains qui ne sont ni plus ni moins que des caisses montées sur des chenilles. Cela n’empêche pas les soldats de s’y attacher et de leur donner parfois des prénoms.

La forme humanoïde est très importante pour qu’un robot puisse accomplir les mêmes tâches que nous, mais elle n’explique pas à elle seule l’attachement.

Un test pour mesurer le degré d’attachement à son robot

Vous remettez en cause la théorie de la vallée de l’étrange du Japonais Mashiro Mori qui veut que plus un androïde ressemble à un être humain, plus ses imperfections nous paraissent monstrueuses …

Cette théorie n’a jamais été validée par une expérimentation. A l’inverse, les robots réalistes d’Hiroshi Ishiguro sont actuellement testés au Japon comme hôtesses d’accueil et les résultats sont plutôt encourageants. Ce qui nous dérange finalement, c’est la discordance entre leur apparence humaine et certaines de leurs attitudes qui ne le sont pas. C’est finalement la même chose qui nous angoisse chez un humain !

Le pari des roboticiens est que lorsque la robotique aura suffisamment progressé et que ces machines évolueront avec fluidité, elles seront bien acceptées.

Vous développez actuellement un test de mesure du degré d’attachement d’un homme à un robot. Pourquoi ?

Avec mon équipe, nous avons élaboré un questionnaire pour mieux évaluer le comportement émotionnel de la population vis-à-vis des objets inanimés et des machines, et voir s’il existait des différences liées au sexe, à l’âge, au niveau scolaire…

Ce test pourrait aussi être utilisé pour écarter les personnes à risque de certaines professions. On a vu, par exemple, des soldats ressentir tellement d’empathie pour leur robot qu’ils étaient capables de risquer leur vie pour eux, et d’autres souffrir de troubles psychiques quand leur robot était endommagé, comme s’ils y avaient placé une partie d’eux-mêmes. Les américains appellent cela l’embodiment, qu’on traduit par « encorporation ».

Certains chercheurs militent déjà pour protéger les robots de la maltraitance

Que pensez-vous des réactions outrées des internautes lorsqu’ils ont appris que le robot auto-stopeur Hitchbot avait été démembré par des passants ?

Cela ne m’étonne pas. Nous avons tellement envie d’imaginer les robots comme nos amis que nous risquons d’oublier qu’ils ne sont que des machines fabriquée en série, et du coup nous risquons de ressentir des souffrances qu’ils ne ressentent pas, mais que nous imaginons que nous ressentirions à leur place.

Kate Darling, qui est chercheuse au MIT, en a déduit qu’il faudrait des lois pour protéger les robots de la maltraitance… pour protéger en fait leurs utilisateurs des conséquences psychologiques des dommages qu’ils pourraient leur infliger.

Je suis totalement contre cette idée parce qu’elle créerait une confusion totale entre le monde vivant et le monde non-vivant. Pour la même raison, je suis contre l’idée de leur accorder une responsabilité juridique en cas d’accident. Ils doivent être programmés rigoureusement et avec une autonomie limitée, de sorte que ce soit toujours l’homme qui en soit responsable.

Quels sont les autres risques d’une trop grande empathie ?

Oublier que le robot restera constamment relié à son concepteur par internet. Il enregistrera nos faits et gestes en permanence, et si nous ne le débranchons pas, il représentera une menace grave sur notre vie privée. 

YOSHIKAZU TSUNO / AFP – Le professeur Hiroshi Ishiguro avec l’une de ses créatures.

Le pire cauchemar qui nous guette : finir par préférer les robots aux hommes

Nos relations humaines pourraient également en être affectées, selon vous…

Oui. L’utilisation des nouvelles technologies modifie notre psychologie. Par exemple, l’Internet et le téléphone mobile nous ont rendus plus intolérants à l’attente. De la même manière, avec les robots, nous risquons de devenir plus intolérants à la contradiction, et peut-être même à la frustration qui existe dans toute relation humaine.

Ce sera le cas si les fabricants réussissent à nous vendre des robots conçus pour nous plaire en tout, que j’appelle des « robots Nutella » parce que le Nutella a été conçu pour nous flatter le palais. Ces machines nous connaitront si bien qu’elles anticiperont nos réactions et nos désirs et auront toujours tendance à nous donner raison, éventuellement en nous mentant.

Nous pourrions donc finir par avoir l’illusion que ces robots nous comprennent mieux que nos semblables, voire qu’ils nous aiment. Avec le risque que certains les préfèrent aux hommes, ou même, qu’ils attendent des autres humains qu’ils se comportent comme des robots, entièrement dévoués à eux et dénués de tout amour propre.

Vous soulignez dans votre livre que ces risques ne sont pas une fatalité

Tout à fait. Je propose des balises éthiques et éducatives, afin d’encourager le développement de robots que j’appelle humanisants. Pas seulement des robots qui nous assistent et nous aident à maintenir nos capacités, mais des robots qui nous socialisent en nous aidant à mieux communiquer entre nous, et qui valorisent l’égalité entre les hommes.

Ce que je souhaite avec ce livre, c’est lancer à la fois une alerte, et des pistes de réflexion.

Serge Tisseron, Le jour où mon robot m’aimera. Vers l’empathie artificielle, Editions Albin Michel, 208 pages, 16 euros.

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Amélie Charnay