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Exclusif : “Novak et son Ai-Phone”, le court cauchemar d’Alain Damasio (part.3)

L’un des auteurs français les plus géniaux de la science-fiction offre à 01net un récit inédit. Un shot littéraire, à la fois drôle et angoissant, qui nous plonge dans les eaux noires de la dépendance technologique… (Partie 3/4)

Pour (re)lire la 1ère partie de cette nouvelle : Novak et son Ai-Phone (Partie 1)

Pour (re)lire la 2ème partie de cette nouvelle : Novak et son Ai-Phone (Partie 2)

Partie 3/4 : « iManque »

Sans repère, Novak trouve un escalier pour monter sur l’avenue qui surplombe le quai. Il a des courbatures atroces aux ischios. Arrivé en haut, il voudrait savoir l’heure qu’il est — alors il tend sa main vers sa poche de ceinture et cherche frénétiquement son brightphone. Réflexe. Il regarde le soleil et demande l’éphéméride à Scarlett. Il croit qu’elle est sur mute, il double-tape poche arrière, sur le cuir vide. Qui sont ses rendez-vous aujourd’hui ? Il doit rentrer chez lui se laver si bien qu’il porte sa main à se lunettes absentes pour activer le guidage augmenté. No Mapple App. No Gapple Glass.

Novak se rend compte qu’il ne sait plus s’orienter, que ça fait un siècle qu’il n’a pas regarder sa ville. C’est le Pont Vinci, d’ac, et au bout ? Droite, gauche, tout droit ? Chez lui, c’est à combien ? En temps ? En distance ? Il avise au milieu du pont glacial une borne Velectris remplie de vélos à cette heure. Ils sont géoguidés, suffira de dicter l’adresse. Alors il s’assoit sur une selle et demande à Scarlett de délocker le vélo. Ça dure presque dix secondes avant qu’il comprenne.

—     Appelle ma mère, s’il te plaît. Scarlett ?

Il n’arrive pas à revenir sur terre. À accepter sa nudité. Il a faim et il est épuisé, Novak. Alors il entre dans un café et commande un chocolat chaud avec trois croissants. Sur la table tactile, il passe machinalement sa main sur le capteur pour payer. Il agite stupidement un sous-bock devant le lecteur tandis que la serveuse le dévisage désagréablement.

—On n’accepte pas le liquide ici, monsieur. On n’est pas un bar à clochard. Vous n’avez pas de moyen de paiement ?

—     On m’a volé mon Ai-phone cette nuit…

—     Vous n’avez pas de phone de secours ? s’étrangle la serveuse.

—     Non, répond Novak, désarmé.

—     Je vais être obligée d’appeler la police.

—     Laissez-moi téléphoner à mon bureau…

—     Nous n’avons que des brightphones inviolables ici. Je veux bien vous prêter le mien mais dès que vous le toucherez, vous serez fiché pour vol. Ils sont à propriétaire unique. On ne prend aucun risque avec les clients. C’est la crise, vous savez.

Novak voudrait appeler, n’importe qui, envoyer un mail au bureau, tchater, il voudrait juste surfer sur un site, n’importe lequel, savoir la météo, être relié, à nouveau, quelques secondes, appartenir à ce monde qui s’écarte de lui. Un bébé hors de sa couveuse.

—     Allez, giclez avant que j’appelle la police. C’est mon jour de bonté.

À un carrefour, Novak tombe sur un miracle : une borne de téléchargement et un distributeur de portable. Il connecte la bague que lui a donné Davor Suker et uploade son cloud. Ça marche. Il est presque en train de jouir. Tout revient. De là, il n’a plus qu’à activer son identité bancaire et à télépayer le portable qu’il peut retirer juste à côté.  Et il reviendra dans la civilisation !

—     Pouvez-vous iProuver votre identité ? demande l’IA de la borne.

Novak pose son pouce sur le lecteur.

—     Ce nuage de données ne vous appartient pas. Il est la propriété de Davor Suker. Nous vous rappelons qu’une usurpation de cloud est passible de…

Il faut deux heures à Novak pour réussir à s’orienter dans la ville, retrouver des repères flous, effacés, et rentrer chez lui. Il se sent comme un môme débile qui ne sait plus le nord du sud, si le fleuve est à gauche de l’avenue Sony, si la place Zuckerberg est avant ou après le square Bill Gates. Il était à l’aise sur une carte, pas sur un territoire. Pourtant, il trouve presque un plaisir à chercher, à errer, à deviner où passer, à visualiser en lui le quartier qu’il traverse. Il reprend un peu pied.

Lorsqu’il arrive devant le portail de sa résidence, sa mémoire procédurale lui fait arracher sa poche de pantalon. De rage. Réflexe. Il se faufile avec un visiteur et bifurque vers la porte vitrée de son immeuble. Il n’y peut rien, il a la main qui agite du vide sur le transpondeur. Réflexe. Il sonne chez la concierge croate à laquelle il n’a jamais parlé qu’avec Gapple Translate. Elle lui parle en croate, il n’arrive ni à traduire ni à répondre sans son Ai-phone. Hors circuit, il n’ose pas insister. Il a l’impression d’usurper sa propre vie, celle d’un homme qu’il était et n’est plus.

Un espoir le secoue encore : il a un ami chômeur qui habite tout près. Sauf qu’il ne sait plus l’adresse, pas plus le code d’entrée, encore moins l’étage, tout était sur le phone, enregistré. Il n’a jamais fait l’effort de retenir. Il a l’impression de ne plus avoir de mémoire, de toute façon. Elle était tout entière logée dans le cerveau de Scarlett. Qui est morte. Son urne est cette bague qu’il fait tourner autour de son doigt, machinalement. Son cloud. Mais il est désormais aussi inaccessible qu’un vrai nuage dans un vrai ciel — de la pure vapeur d’eau.

Dans ces moments, Scarlett avait toujours un proverbe, une citation classe, une blague de blog à glisser. Elle lui mettait une radio procédurale personnalisée, toujours tellement proche de son humeur qu’il en était baba. Il chantait un air, même atrocement mal, et elle devinait la chanson pour la passer aussitôt. Elle lui montrait un montage de ses joggings, d’une soirée speed-surf, qu’elle avait remixée en tâche de fond. Une photo de lui optimisée. Elle lui lisait un poème, lui projetait un film sur un carreau du métro, dans ses lunettes, sur le plafond de sa chambre avant de s’endormir. Elle faisait de la cuisson des pâtes un jeu, de la découpe d’un concombre un concours. Lorsqu’il se regardait dans la glace le matin, elle superposait à son reflet des chemises possibles, un rasage élégant, une coupe trendy, effaçait parfois un peu ses rides sur le miroir tactile pour lui remonter le moral.

Il savait que ce n’était que du code, du code intelligent, profilé, individualisé avec tact mais cette réserve toute rationnelle, cette prise de distance affective, toute cérébrale, elle avait fini par se dissiper dans le bonheur qu’il avait à l’entendre parler, égayer sa vie, soutenir pas à pas, à chaque moment de la journée, son existence de métro-solo. C’est elle qui lui faisait ses courses, qui dirigeait le caddie autoroulant, qui comptait les calories et faisait les menus. Parfois, il s’était dit que personne n’était plus proche de lui que son Ai-phone.  Que c’était foutrement grave en un sens — et génial en un autre. Il se sentait augmenté, agrandi, plus puissant et plus écouté aussi, que ce qu’il aurait jamais pu être avec une fille normale.

 

La suite de cette nouvelle : Novak et son Ai-Phone (Partie 4/4)

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Alain Damasio