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Chambre avec vues

Sombres et vibrantes, les photographies de Marie Taillefer se révèlent comme un jeu très pictural de clairs-obscurs et de couleurs profondes, de silhouettes floutées et esquissées…

Sombres et vibrantes, les photographies de Marie Taillefer se révèlent comme un jeu très pictural de clairs-obscurs et de couleurs profondes, de silhouettes floutées et esquissées dans l’ombre. En alliant la matière de la prise de vue argentique aux infinies possibilités correctives de la retouche numérique, la photographe oscille magnifiquement entre figuratif et abstraction.Micro Photo Vidéo : Comment avez-vous débuté la photographie ?Marie Taillefer : J’ai commencé plusieurs cursus d’écoles et de pratiques artistiques avant de trouver ma voie : la photographie. J’avais entendu parlé de l’école de Vevey, en Suisse. J’ai donc suivi cette formation artistique en trois ans, qui alterne les cours théoriques et les stages avec des maîtres de la photographie tels que Helmut Newton, Sarah Moon, Arno Minkinnen, ou encore des photographes de guerre comme Anton Kratochvil ou Don Mc Cullin, et des photographes plus conceptuels ou théoriciens : Sophie Ristelhueber ou Arnaud Claass. J’ai présenté pour mon projet de fin d’études un livre regroupant une sélection de photographies, en hommage à mon père, titré : À mon père (tu vois le cirque…). Ce fut le point de départ de mon parcours professionnel : il m’a ouvert les portes d’une galerie, d’une agence, de Paris Photo et, de fil en aiguille, j’ai démarré dans la photographie de mode.MPV : Votre démarche artistique est autant photographique que picturale. Quel matériel photographique utilisez-vous ?M. T. : Dès les premières semaines d’études à l’école de Vevey, j’ai adopté la photographie à la chambre 4×5 inch et le Polaroid comme film. Ensuite, ma rencontre avec Sarah Moon a été décisive. Elle m’a confortée dans cette pratique et m’a inconsciemment influencée dans mon style d’images. Nos univers esthétiques sont très proches avec l’emploi de la chambre, du Polaroid, du flou, des jeux contrastés de couleurs et de formes pour des séries de portraits ou pour la mode. Je pense qu’il y a deux familles de photographes : les ‘ lutteurs ‘ qui vont travailler, s’acharner sur une idée ou une technique, et les ‘ danseurs ‘, qui iront butiner d’une pratique, d’un outil, d’un sujet à l’autre et vont vouloir tout essayer. Pour l’instant, je fais plutôt partie de la première famille et reste fidèle à la chambre photographique et au Polaroid.MPV : Vos sujets sont très peu éclairés, comme émergeant de l’obscurité. Dans quelles conditions de lumière aimez-vous photographier ?M. T. : J’aime tout particulièrement travailler en lumière naturelle, dans des studios possédant de grandes verrières, ou tout simplement chez moi à proximité d’une fenêtre. Je me contente parfois de très peu de lumière. J’utilise aussi des tubes fluo de chantier qui apportent des reflets rasant de couleur verte sur les jambes ou les bras, permettant ainsi de mieux esquisser une silhouette. Je pratique la double exposition du film : une passe générale pour le modèle et une passe surexposée pour créer en contour des filets décalés. Jusqu’à présent, je photographiais mes modèles devant un simple fond de couleur, une toile tendue en studio, un mur peint et repeint de mon appartement, avec une très faible profondeur de champ. Aujourd’hui, je voudrais commencer à travailler en extérieur.MPV : Quelle approche avez-vous de la photographie de mode ?M. T. : Je tiens à me situer loin d’une esthétique ‘ porno trash ‘ ! J’accepte volontiers le romantisme. Pour moi, la mode est une histoire de désir entre une femme et une robe, une histoire comme on en faisait à l’avènement des magazines de mode dans les années 50-60. J’adore par exemple l’image de la mode véhiculée dans le film très ‘ rose bonbon ‘, Funny Face, avec Audrey Hepburn et Fred Astaire. Photographiquement parlant, c’est une image séduisante et très directe, simple de lecture, un peu clinquante. C’est pour cette raison que j’utilise davantage la retouche numérique sur mes photographies de mode. J’aime aussi les for mes volumineuses, en accord avec mon goût pour des créateurs tels que Comme des garçons ou Yohji Yamamoto. Je veux en premier lieu mettre en avant l’image d’une femme, pas celle d’un sex-symbol.MPV : Quel regard portez-vous sur la photographie numérique ?M. T. : La capture digitale ne m’intéresse pas encore. J’ai opté pour la chambre comme appareil photo, et le Polaroid 79 comme surface sensible. Rien ne pourrait aujourd’hui s’y substituer, ni en rendu ni en qualité : j’ai me son côté aqueux unique, ses couleurs pures et denses comme des encres ou de la gouache. En revanche, rien ne pourrait plus m’aider à affiner mon résultat que la retouche numérique. La numérisation de mes Polaroid, puis leur traitement sur Photoshop sont des étapes indispensables dans ma création photographique, car je considère par fois que mes images brutes ne sont pas présentables et suffisamment abouties. Le Polaroid est censé être une image positive directe sur papier, mais je l’utilise comme un film inversible que l’on retouche avant tirage ou impression définitive.MPV : N’avez-vous pas peur justement de perdre en qualité, notamment en netteté, lorsque vous numérisez ainsi vos images ?M. T. : Au contraire, moins de détail j’ai, mieux c’est. Je préfère une image douce dans ses transitions, avec un minimum de poussière à nettoyer au tampon par la suite. C’est pourquoi j’utilise un scanner à plat Epson, très basique.MPV : Pour quel usage pourriez-vous alors utiliser un appareil photo numérique ?M. T. : Pour un usage privé. Je pense souvent à m’acheter un compact pour prendre en photo mes amis, des images de mes voyages. Ce serait tellement plus spontané et moins encombrant que ma chambre et surtout moins cher que mes Polaroid à 120 euros la boîte de 20 !MPV : Une grande partie de votre création photographique passe par la retouche. Pourquoi et comment procédez-vous ?M. T. : Au début, je retouchais tout simplement la colorimétrie de mes images pour corriger la dominante naturelle vert bleu du Polaroid. Puis, pour rattraper les imperfections de développement du Polaroid qui, selon la zone, se développe mal ou pas du tout. J’unifie ainsi un fond, crée des dégradés, assombris des zones, densifie les noirs, resature pour raviver des couleurs, etc. En travaillant pour la mode et les magazines, je suis devenue sans m’en rendre compte assidue à la retouche beauté : lisser les peaux, gommer les imperfections, les petites rides. Chose que je ne faisais jamais avant et qui ne se ressent pas dans mes premières images. À cette retouche de surface, s’ajoute parfois des collages multiples d’images. J’utilise par exemple l’image fantôme du Polaroid, la deuxième partie du film, séparée après développement, contenant le reste de chimie, et que l’on jette habituellement à la poubelle. Sur cette partie, on peut percevoir une légère trace de l’image développée sur la première partie qui est conservée. Je la scanne et la superpose au scan de l’image réelle, pour ajouter de la matière, un contour, une empreinte. Je peux aussi m’amuser à mélanger des images d’une même série, replacer une main, ajouter des morceaux de vêtements afin de créer du volume, copier et super poser des calques en léger décalé pour suggérer un mouvement, un flou de bougé. Je triche et je m’amuse ainsi à recréer un univers.MPV : Quels sont vos outils de retouche favoris ?M. T. : J’ai beau travaillé sur les toutes dernières versions de Photoshop, je me contente bien souvent des outils principaux tels que le Tampon, la Baguette magique, les Courbes et le réglage Lumière/contraste. J’apprends sur le tas. À chaque commande, je découvre une nouvelle astuce ou un outil, comme dernièrement l’Anti-poussière ! Avec si peu d’outils, j’arrive à mes fins et sans y passer trop de temps. Mes collaborateurs d’une séance, maquilleur ou styliste, sont souvent très étonnés, voire inquiets quant à ma manière de travailler à grands coups de tampon, sélection approximative et augmentation radicale du contraste de certaines zones transformées en grands aplats noirs. Étonnés, mais finalement ravis du résultat !MPV : Vous écrivez et dessinez aussi sur vos images. Réalisez-vous cette opération sur ordinateur ?M. T. : Non, j’écris et je dessine toujours sur un Polaroid, en grattant du bout d’une pointe. Je ne pense pas pouvoir obtenir cette matière et cette écriture aléatoire sur ordinateur. Ce serait certainement plus difficile pour moi à réaliser avec une souris ou un stylet. En revanche, je n’écris pas toujours directement sur le Polaroid image. Quand il s’agit d’un dessin qui doit épouser une forme précise, comme le corset Gaultier de Madonna, gratté sur le mannequin, je ne pouvais pas improviser ailleurs que sur l’image même. Mais pour un texte simple, je peux utiliser un Polaroid vierge que je scannerai et assemblerai ensuite avec l’image dans Photoshop. Il suffit de jouer sur les courbes de niveaux pour contraster l’image, avoir une écriture bien blanche sur un fond bien noir, la sélectionner d’un coup de Baguette magique, la copier sur un calque superposé au calque image, puis la déplacer et l’ajuster en taille sur l’image.MPV : De la chambre à l’ordinateur, le support Polaroid original disparaît. Après la retouche, quel support final avez-vous choisi ?M. T. : Pour mon book, je réalise moi-même des impressions jet d’encre A3 sur mon imprimante Epson, profilée avec mon écran. Ma chaîne informatique est calibrée de bout en bout. Ainsi, je n’ai pas de mauvaise surprise du rendu écran à celui du papier. J’aime l’aspect encre sur papier, la qualité et l’autonomie que m’apporte ce système. Pour mes expositions, ma galerie fait réaliser des tirages grands formats sur tireuse professionnelle. Ce procédé est vraiment génial, même s’il a fallu du temps pour trouver le bon papier photographique. Comme mes images sont très noires, certains papiers créaient une sorte de voile terne en surface donnant l’impression que l’image était emprisonnée dans la trame du papier. J’ai, à présent, trouvé une solution efficace : je fais tirer sur papier brillant et je redonne un aspect mat à l’image en présentant le tirage sous une plaque de Plexiglas mate.

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Marilia Destot