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Procès contre Google aux États-Unis : un tremblement de terre au pays de l’antitrust ?

Depuis le 12 septembre dernier, Google et le ministère de la Justice américain tentent de faire pencher la balance de leur côté, l’un (Google) s’évertuant à prouver que sa stratégie est légitime, l’autre (ministère) qu’elle a causé des dommages aux moteurs de recherche concurrents et aux consommateurs. Pourtant, le procès dans lequel Google est accusé d’abus de position dominante pourrait avoir un effet inattendu : montrer que les lois antitrust américaines sont peu efficaces pour réguler les géants du numérique.

Voilà près de trois semaines que Google se défend bec et ongle face au ministère de la Justice américain. Le géant de l’e-commerce est jugé outre Atlantique pour abus de position dominante : une première en ses 25 années d’existence, fêtées mercredi 27 septembre. L’entreprise risque, si elle est reconnue coupable, le démantèlement.

Et même si cette possibilité semble peu probable pour de nombreux analystes, cette action en justice pourrait avoir une conséquence inattendue : elle pourrait convaincre le Congrès américain de l’incapacité des lois antitrust américaines actuelles à réguler les géants du numérique. De quoi inciter les sénateurs américains à légiférer ? 

Démontrer l’abus de position dominante : un parcours du combattant

Pendant ce procès, le ministère de la Justice américain doit prouver que Google a bien abusé de sa position dominante. Et pour beaucoup, apporter une telle preuve est un véritable parcours du combattant. D’abord, il faut montrer que le géant de Mountain View est bien en position dominante, sur un marché en particulier. Cela sera le cas « si, sur un marché défini comme “pertinent”, cette entreprise coche plusieurs cases, comparativement à la concurrence. On va s’intéresser, par exemple, à ses niveaux de profitabilité, de parts de marché, ou encore à la capacité des consommateurs à pouvoir avoir des alternatives à cette entreprise », énumère Julien Pillot, enseignant-chercheur en économie à l’Inseec Grande École. Or dans cette affaire, de quel marché parle-t-on ?

Si c’est celui de la recherche en ligne classique : le doute est peu permis. Google en détiendrait 90 %, selon le ministère public américain, l’entreprise serait donc bien en position dominante au sein des moteurs de recherche. Mais si l’on parle de la recherche au sens large –  et c’est un argument défendu par Google dans un article de blog du 8 septembre dernier – on pourrait intégrer toutes les applications ou sites Web qui ont aussi fonction de moteur de recherche, comme TikTok, devenu le lieu de recherches favori des adolescents, ChatGPT, Wikipédia, Reddit, Amazon, Expedia… Ce qui réduirait sensiblement ces 90 % de marché, selon Google.

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Une fois un marché défini, il faut ensuite prouver l’abus – puisqu’une entreprise a le droit d’être en position dominante ou en monopole, tant qu’elle n’en abuse pas. Ce sera le cas si la société  « se sert de son pouvoir de marché pour faire plusieurs choses : favoriser ses propres produits ou services par rapport à ceux de ses concurrents, fixer des prix abusifs, contrôler les volumes,  empêcher les entreprises d’innover, fermer le marché à la concurrence ou encore réserver aux concurrents des miettes », souligne Julien Pillot. 

Et c’est justement sur ce point que risque de buter le ministère de la Justice américain. Pendant ses plaidoiries, ce dernier a avancé que Google concluait, depuis 2001, des contrats d’exclusivité avec les fabricants de smartphones comme Apple ou Samsung et les fournisseurs de navigateurs tels Mozilla (Firefox) ou encore Apple (Safari). Google aurait dépensé près de 10 milliards de dollars par an pour être le moteur de recherche par défaut sur les smartphones et les navigateurs. Or, « Google sait très bien que les consommateurs ont peu de chances de choisir un autre moteur de recherche que celui proposé par défaut. Tout simplement parce que le consommateur ne va pas chercher beaucoup plus loin que la solution qui lui est offerte de façon directe, surtout s’il a été accoutumé à ladite solution pendant une longue période », note l’économiste. Ce qui fait que l’utilisateur va rester sur Google Search, et qu’il ne va pas installer un autre moteur de recherche concurrent, même si, a plaidé Google, ce changement peut se faire, techniquement, « en quelques clics ». Ces clics constituent, néanmoins, « un trop-plein d’étapes » pour le PDG du moteur de recherche concurrent DuckDuckGo, qui était auditionné la semaine dernière : son moteur de recherche n’est parvenu à grignoter que 2,5 % du marché.

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Payer 10 milliards par an – qui est une estimation d’un cabinet, et pas un montant provenant de Google – pour être le moteur de recherche par défaut, cela peut sembler beaucoup. Mais l’investissement serait plus que rentable pour Google, explique Julien Pillot. « Google Search, c’est 58% des revenus d’Alphabet, soit environ 162 milliards de dollars en 2022. Donc, vous dépensez quelques milliards pour vous assurer une position dominante voire exclusive sur de nombreux smartphones, parce que l’enjeu est bien de préserver votre marché “vache à lait” d’une concurrence qui viendrait capter une part de votre rente de situation », détaille l’économiste. Et le problème est que pour les autres (comme Bing, DuckDuckGo, Qwant, Yahoo), « il ne reste plus que des miettes sur le marché », constate le spécialiste.

« Nous sommes moins bons sur les mobiles parce que nous n’avons pas de trafic »

Ces accords empêcheraient donc les concurrents de devenir de véritables alternatives à Google Search, soutient le ministère de la Justice américain. Car Google, en étant par défaut sur tous les navigateurs et quasiment sur tous les smartphones, est celui qui est le plus utilisé. Et en obtenant toutes les requêtes, il empêche ses rivaux de s’améliorer et d’atteindre une échelle suffisante pour le concurrencer. C’est ce qu’a expliqué, Mikhail Parakhin, responsable de la publicité et des services web de Microsoft, qui était auditionné jeudi 28 septembre à propos de Bing : « Nous sommes moins bons sur les mobiles parce que nous n’avons pas de trafic ».

Or, si Bing devenait le moteur de recherche par défaut sur les iPhone, cela changerait la donne pour Microsoft. Conséquence : le géant des logiciels aurait levé le pied sur ce marché. Car, « à moins que Microsoft n’obtienne une garantie de distribution plus importante ou plus ferme », il n’est « pas rentable pour (l’entreprise) d’investir davantage » dans la technologie pour le marché de la recherche mobile, a souligné Mikhail Parakhin.

Autre grief : ces accords étoufferaient aussi l’innovation, car l’entreprise n’aurait pas besoin d’améliorer son moteur de recherche pour conserver sa part de marché. Google est enfin accusé d’avoir utilisé sa position dominante pour augmenter les prix de la publicité sur ses pages de résultats de recherche, selon le gouvernement.

L’ensemble de cette stratégie est-il licite ou illicite ? Le juge va devoir peser le pour et le contre entre les entraves à la concurrence ( les dégâts que ces contrats d’exclusivité ont provoqué chez les concurrents de Google) et les gains pour les consommateurs (qui seraient, ici, un moteur de recherche performant et pertinent). Et cela n’a rien de simple puisque côté Google, une armée de juristes et d’économistes a été dépêchée pour défendre le géant du numérique. 

Axe de défense de Google : « nous sommes les meilleurs »

Et tout l’objectif de Google va être de montrer que sa stratégie est légitime. En substance, l’entreprise explique que toutes ces actions lui ont permis de générer un moteur de recherche très performant pour les consommateurs. Et s’ils sont incontournables sur ce marché, soutiennent les avocats de Google, c’est parce qu’ils sont les meilleurs. Cela n’est pas dû au fait qu’ils paient d’autres entreprises pour être l’option par défaut. « Les gens n’utilisent pas Google parce qu’ils y sont obligés – ils l’utilisent parce qu’ils le veulent », résume Kent Walker, président des affaires internationales de Google, dans un billet de blog publié quelques jours avant le début du procès. 

Les juristes et économistes de Google « vont aussi vous démontrer par A plus B qu’en fait, un marché de moteur de recherche, c’est un monopole naturel.  Ils vont vous expliquer que la configuration de marché la plus efficace sur ce type de marché, ce n’est pas qu’il y ait plusieurs moteurs de recherche, c’est qu’il n’y en est qu’un, et que le fait que tout le monde utilise le même est profitable à l’ensemble des acteurs », analyse Julien Pillot. Car « cela permet, d’un côté, de concentrer les investissements, notamment publicitaires, sur une seule plateforme. Et de l’autre, d’obtenir la meilleure qualité et fiabilité de la recherche par l’amélioration constante de l’algorithme. Et si les utilisateurs choisissent Google Search plutôt que les concurrents, c’est parce qu’ils ont identifié que c’est le moteur le plus performant. Les économistes et juristes de Google vont vous sortir des modèles économiques qui pourraient corroborer ce genre d’argument. C’est une bataille juridique qui n’a rien de simple », ajoute-t-il.

Faire évoluer les lois antitrust : le combat de Lina Khan

Ce n’est tellement pas simple que de nombreuses voix s’élèvent pour faire évoluer les lois antitrust aux États-Unis. C’est notamment le combat de Lina Khan, l’économiste à la tête de la FTC (« Federal Trade Commission », l’autorité américaine en charge de la concurrence et de la défense des consommateurs), depuis 2021. Cette dernière explique que les juges se sont cantonnés, depuis les années 80, à se demander si le comportement de l’entreprise accusée de pratiques anticoncurrentielles conduisait ou non à une augmentation des prix pour les consommateurs. Si les prix augmentent, ils optent pour des mesures correctives.

Si ce n’est pas le cas, aucune sanction n’est prise. Or dans le cas de Google (comme des autres géants du numérique), les produits et services sont gratuits, il n’y a pas de notion de prix (mais de la data, des effets de réseaux…). Résultat : aucun géant du numérique n’a jamais été condamné, aux États-Unis, pour pratiques anticoncurrentielles, à l’exception en 1998 de Microsoft. La cheffe de la FTC plaide donc pour que les juges intègrent, lors de leur examen, tous les éléments qui font ou pas la puissance des sociétés dans le monde numérique aujourd’hui.

Ce point de vue – parfois qualifié ironiquement « d’Hipster Antitrust » – n’a pour l’instant pas convaincu les juges. Et si la FTC, qui a lancé plusieurs enquêtes contre quatre géants dont Google, est bien décidée à mieux réguler des sociétés devenues trop puissantes, elle n’a pour l’instant obtenu que peu de résultats. Les juges ont par exemple refusé de bloquer l’acquisition d’Activision Blizzard par Microsoft ou celle de Within par Meta, deux mesures que l’autorité demandait.

En Europe, le droit de la concurrence existe aussi, et les condamnations de géants du numérique sur ce terrain ont été plus nombreuses. Problème : ces sentences, censées apporter des corrections après des pratiques anticoncurrentielles via des amendes salées ou des démantèlements, se font toujours des années après les faits. Google a par exemple été condamné à payer une amende de 2,42 milliards d’euros en 2017 pour avoir favorisé son propre comparateur de produits, Google Shopping, dans la recherche en ligne pour des faits qui remontaient à… 2010. Et l’affaire est toujours en cours : après un premier appel en 2021, elle est en train d’être jugée par la Cour de justice de l’UE, en septembre 2023, soit 13 ans après le début de la procédure. 

De quoi pousser le législateur européen à changer de stratégie. Plutôt que de sanctionner quand les faits ont déjà eu lieu, l’Union européenne a émis une série de règlements (RGPD, DMA, DSA…) pour mieux réguler, en amont, les géants du numérique. L’idée est que ces sociétés adoptent, de manière préventive, des normes de bonne conduite, avant qu’il ne soit trop tard, et avant que les concurrents disparaissent. C’est tout l’objectif de ces nouvelles lois dont certaines, comme le DSA et le DMA, commencent à peine à être mises en œuvre.

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