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Les places de marché, ça marche ?

L’Internet devait révolutionner les appels d’offres entre entreprises. Mais, aux États-Unis comme en France, les start-up qui ont créé des places de marché déchantent. Tandis que les grands groupes, convaincus de la toute puissance du web, lancent leurs propres plates-formes.

C’était par excellence le domaine où l’internet devait tout casser. Grâce au Réseau des réseaux, la transparence régnerait désormais sur les marchés. Vous aviez besoin d’acheter vingt ramettes de papier ou dix mille volants de Clio ? Vous placiez, d’un coup de clic, votre appel d’offres sur une place de marché, et les fournisseurs potentiels répondaient illico.Les prix allaient baisser, les intermédiaires disparaître, le temps de commande ou de négo se réduire comme peau de chagrin. En théorie, la place de marché était une des killer applications de l’internet.En pratique, c’est l’une de ses plus grosses déceptions. Pourtant, le web est un fabuleux outil de liaison avec les fournisseurs et, en tant que tel, il se développe à toute vitesse. Mais pas forcément de la manière qu’on attendait…Il existe aujourd’hui, aux États-Unis, un petit millier de places de marché. Selon l’institut d’études Forrester Research, une cinquantaine d’entre elles seulement survivront en 2005. Et celles-là, pour tenir, auront négocié des virages stratégiques. Et les autres ? Elles auront été rachetées ou auront fait faillite. Les 150 places de marché françaises souffrent du même syndrome.À croire que la place de marché ” pure et parfaite ” était un concept inapplicable, à quelques exceptions près : les marchés très essaimés (des milliers d’acheteurs et de vendeurs), peu organisés (pas de média leader et d’envergure nationale pour servir d’intermédiaire), et concernant les achats non stratégiques (comme le matériel informatique d’occasion ou les fournitures de bureau).Mais la réussite n’est pas garantie, même pour ces moutons à cinq pattes…“Le concept était vicié dès le départ”, estime Thibaut de Monclin, associé chez Chausson Finance. Pourquoi ? Parce que ce modèle ne permet pas de générer des revenus récurrents. “Une fois l’acheteur et le vendeur mis en relation, ils n’ont plus de raison d’utiliser la plate-forme, donc de lui verser des commissions”, explique-t-il.

” Ce n’est pas un modèle adapté aux start-up, insiste Bernard Maître, de Galileo. Et pour cause : la petite structure indépendante qui veut ” matcher ” offres et demandes effectue un double travail : trouver à la fois les acheteurs et les vendeurs. “

Il est plus difficile que prévu de changer les habitudes

Autre obstacle sous-estimé par ceux qui ont cru au concept : passer par une place de marché suppose, pour les clients, un bouleversement complet des habitudes. “Les PME ne veulent pas révolutionner leur façon de travailler, constate Djamel Agaoua, PDG d’AchatPro. Elles ne viendront que si leurs donneurs d’ordres l’exigent.”Ce sont donc les grands comptes qu’il faut convaincre : depuis six mois, AchatPro cible les sociétés de plus de 500 salariés… et tente de vaincre la ” force d’inertie “. En l’absence d’une démarche dirigiste de la direction générale, rares sont les responsables des achats qui font appel de façon récurrente aux places de marché.Mais lorsqu’elle existe, il faut tout de même du temps. Chez Thomson Multimedia, Thierry Breton a décidé de transférer, en seize mois, ses commandes non stratégiques vers une plate-forme fournie par Hubwoo (achats hors production). Mais, pour tenir ce délai, il doit appliquer des mesures coercitives : les achats qui ne passent pas par la plate-forme ne sont pas remboursés aux intéressés !Les contraintes logistiques et financières constituent aussi des freins. “Les charges d’intégration aux systèmes informatiques existants sont plus lourdes que prévu”, note François Millot, cofondateur d’Answork, la place de marché cofinancée par la BNP, le Crédit agricole et la Société générale. Le déploiement d’une place de marché chez un client peut prendre jusqu’à deux ans.Et c’est sans parler des implications stratégiques et politiques que représente, pour des sociétés concurrentes, l’adhésion à une même place de marché. La plate-forme a beau faire figure de ” tiers neutre “, cette cohabitation peut être gênante, même si la confidentialité des informations est garantie : certaines places de marché aux sites mal bordés auraient déjà été ” hackées ” par des sociétés peu scrupuleuses désireuses de connaître les prix de vente.Enfin, dernier obstacle majeur, l’outil internet n’est pas entré dans les m?”urs. “Nous travaillons dans des secteurs d’activité où la pénétration du web reste faible”, confirme Geoff Robinson, directeur des opérations italiennes de Mondus (gestion des achats des PME/PMI).Les places de marché pionnières ont essayé de lever ces obstacles. D’abord, en changeant de stratégie. Hubwoo avait cru qu’il suffisait de casser les prix des transactions pour faire du volume. Mais les clients ne sont pas venus. Elle en affichait quatre au moment de son introduction en Bourse, en septembre 2000, en prévoyait une vingtaine pour 2001 et quatre-vingts pour 2002.Présomptueux ? En juillet, elle n’avait pas un client de plus… et rêve aujourd’hui, selon son directeur général adjoint, Marc Le Vernoy, d’en avoir dix à la fin de l’année.Pour garder les entreprises sur leur plate-forme, les places de marché cherchent à fidéliser. “Nous voulons nous rendre indispensables en créant de la valeur ajoutée”, explique Martine Beaulieu, directrice générale de Séliance, la place de marché financée par le Crédit lyonnais.Par quels moyens ? D’abord en offrant une analyse statistique des commandes afin d’aider les sociétés à optimiser leur politique d’achats. Ensuite, en allégeant le processus de facturation. Les entreprises les plus courageuses pourront payer en ligne. Pour les autres, on développe toute une panoplie d’outils : Seliance agrège les factures par fournisseur et peut aussi éditer des bons à payer. Answork a choisi, de son côté, d’envoyer électroniquement la facture aux acheteurs.Les places de marché ont aussi essayé de développer des ” labels ” pour rassurer les clients sur leur sérieux. Les cabinets de conseil et d’audit ont été les premiers à imaginer des certificats (transparence, neutralité, sécurité, etc.). Ernst & Young propose le “cyber process certificate”. Son prix : entre 200 000 et 500 000 francs.Cap Gemini et la Coface ont, quant à elles, créé ” @rating “, un label qui atteste la solvabilité des entreprises. Mais, pour faire évoluer les habitudes des petits clients, et convaincre les plus gros d’intégrer cette solution dans leur back office, les places de marché ont besoin de temps. Et il n’est pas sûr que les actionnaires le leur donnent.AchatPro est un bon exemple : en juin, elle a mis en place un projet pilote avec le consortium aéronautique EADS-Airbus. ” Le prototype est quasi gratuit pour nous ?” moins de 100 000 francs ?” mais ce n’est qu’un test, rien ne garantit qu’on adoptera la solution “, commente Thierry Briol, chargé d’organisation au département des achats généraux d’Airbus.Même en multipliant ces expériences, et en supposant que la moitié aboutissent favorablement, il faudra plusieurs années pour être rentable. Or les financiers perdent déjà patience.“Il est plus rationnel pour un capital-risqueur d’accepter de perdre sa mise initiale que de continuer à injecter des fonds dans un projet pour lequel le retour sur investissement est plus faible et plus long que prévu”, explique Guillaume Klossa, du Bureau Veritas, expert auprès de l’Union européenne et des Nations unies et spécialiste des places de marché.Conséquence : certaines plates-formes qui auraient pu être viables sur le long terme sont contraintes, faute de trésorerie, de mettre la clé sous la porte. IndustrySuppliers, spécialisée dans l’industrie lourde, en cessation de paiements depuis avril, avait besoin de 40 millions de francs. Mais ses deux principaux actionnaires, 3i et Advent, ont jeté l’éponge et elle a été liquidée en juillet.Le soutien d’un grand groupe bancaire ou industriel n’est pas seulement vital pour son apport capitalistique : très souvent, l’actionnaire est aussi le client. Et il fournit un réseau de distribution acquis pour les produits. Seliance utilise celui du Crédit lyonnais (actionnaire à 75 %), Business Village, spécialisée dans les très petites entreprises, celui de la BNP (actionnaire à 100 %).Idem chez les industriels : Renault et Peugeot se sont associés à d’autres géants de l’automobile, comme GM, Ford ou DaimlerChrysler, pour créer Covisint. Dans l’agroalimentaire, la place de marché CPG market regroupe notamment Danone, Nestlé, Pernod Ricard et Coca-Cola. Ces méga-structures, plus pérennes, sont plus lentes à voir le jour.“Cela suppose une réorganisation de l’industrie, ce qui va prendre au moins cinq ans”, estime Guillaume Klossa. La raison ? Entre concurrents, les procédures sont longues et les clashs opérationnels inévitables, même lorsque des codes de conduite sont élaborés.Les places de marché traditionnelles ” ouvertes ” risquent de laisser la place à deux déclinaisons : les places de marché privées et les espaces privatifs sur les plates-formes publiques.Le principe des premières ? Le client vient non pas chercher de nouveaux fournisseurs, mais les catalogues de ses fournisseurs traditionnels. Quant aux espaces privatifs à l’intérieur d’une place publique, solution préconisée par Covisint dans l’auto, ils permettent de sécuriser la relation entre un acheteur et l’ensemble de ses fournisseurs.

Les espaces privatifs sur les places de marché se développent

Car la sécurité demeure l’obsession, comme le montre une étude de Forrester Research publiée en août, qui met aussi en lumière le développement des espaces privatifs et des extranet avec les fournisseurs. Ces solutions devraient leur permettre d’économiser, à trois ans, 9,5 % du coût de leurs ventes.Plutôt que de répondre à la question ” j’adhère ” ou ” je n’adhère pas ” à une place de marché, explique Jean-Yves Grisi, directeur général de l’agence web Hitit, les grandes entreprises ont intérêt à comparer deux logiques : la logique place de marché, c’est-à-dire la création d’un forum transactionnel fondé sur un regroupement d’intérêts particuliers et une circulation privilégiée d’informations, et la logique du portail, qui offre à une famille précise d’utilisateurs une palette de services reconnus et utiles.Quel avenir pour les places de marché indépendantes ? Celles qui ont compris qu’elles ne deviendraient pas l’acteur incontournable de leur secteur se sont reconverties.C’est le cas d’eQuesto, plate-forme de services devenue éditeur de logiciels, puisqu’elle vend désormais la technologie développée à l’origine pour son propre usage. Son premier client ? France Télécom pour Bizao, son portail BtoB. Joli virage à 180 degrés, non ?

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Anne Rein