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Les autoroutes de l’information sont pleines de camions de marchandises

Al Gore comparait le réseau de télécommunications à un réseau routier. Six ans plus tard les autoroutes sont à péage, et les poids lourds ont la priorité.

Vous vous souvenez des autoroutes de l’information ? Information SuperHighways ? Il y’a environ 5 ans, c’était l’expression toute faite à la mode. Je la trouvais stupide et je n’étais pas le seul (depuis, avec la fracture numérique, on a trouvé encore plus débile dans le genre tout fait, à croire que le ruissellement de la bêtise a fait des trous dans la chaussée).L’invention en revenait à Al Gore, à l’époque vice-président des Etats-Unis en campagne pour sa réélection, ou de l’un de ses 163 conseillers en expressions toutes faites. C’était le dernier grand programme à la mode. Construire des réseaux performants et ouverts pour le plus grand bénéfice de tous.L’idée est désormais entreposée dans les manuels scolaires. Al Gore, qui a perdu les élections américaines dans des circonstances mémorables, se retrouve sur la touche. Du coup, il s’est fait un look étonnant, entre Bob Dylan et David Bowie, probablement pour essayer une reconversion dans la chanson avec un tube tout trouvé SuperHighway 61 ou un truc comme ça. Cependant, son expression a trouvé depuis à la fois sa concrétisation et ses limites.Pourquoi comparer le réseau aux autoroutes ? Pourquoi pas à des pipe-lines, des fleuves, des réseaux électriques, des voies ferroviaires, des circuits de course, des bacs à sable (les bacs à sable de l’information, ça ne fait pas sérieux, c’est vrai), ou tout simplement à l’atmosphère, une atmosphère qui servirait de support à l’information ?C’est qu’en fait la métaphore routière a des antécédents, et même une histoire chargée. Si on tourne les yeux vers le 18e siècle européen, celui des premiers traités d’économie politique, des Lumières et de la Révolution française, on constate que les routes sont conçues comme un facteur de progrès. Mais dès le début, le sens de cette notion de progrès est incertain.Elle renferme une aspiration à la liberté, celle qui sera inscrite en 1948 dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme : “Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un Etat “, et qui avait déjà été discutée en 1789. Mais à y regarder de plus près, cette préoccupation ne vient qu’en second.La route, c’était d’abord en 1776 dans l’esprit d’un Adam Smith, le fondateur de la théorie de l’économie libérale, la possibilité de transformer la nation en espace de marché, en surface d’échange. Pour ce faire, il était nécessaire que disparaissent les microfrontières à l’intérieur des Etats, que tout ça circule, se déplace, fasse jouer l’offre et la demande, permette aux provinces de quitter l’autosuffisance pour s’engager dans la spécialisation et dans l’échange commercial producteur de richesse. La formation de l’Honnête Homme par le voyage, qui l’ouvre aux autres cultures, aux autres savoirs, ne se formalise que beaucoup plus tard.La route, l’autoroute américaine, c’est exactement ça. Le mythe pionnier en toile de fond, mais surtout ces colonies de camions énormes qui roulent et roulent sans cesse. Le rêve d’Al Gore est en train de se réaliser dans un réseau mondial (le monde étant réduit aux zones de haute productivité économique) largement dédié aux échanges boursiers et d’entreprises. D’ailleurs, la taxation des transactions sur Internet n’a toujours pas été votée aux Etats-Unis. Et le haut débit, garantie d’une circulation fluide, reste en Europe le privilège des entreprises et de quelques rares particuliers aisés.La liberté de circuler sur le Réseau, la possibilité d’échange social et culturel non producteur de richesse, la découverte de l’autre, cest la quinzième roue du camion.Prochaine chronique jeudi 25 octobre

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Renaud Bonnet