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La machine à faire grandir les oreilles

Les Etats promettent plus de démocratie grâce aux outils informatiques. Y croient-ils ? Pas sûr. En revanche, ils utilisent ces outils pour industrialiser l’espionnage des citoyens.

Les politiciens aiment parler des nouvelles technologies, promesses de richesses et de dialogue. Ils parlent moins facilement des outils de surveillance automatisée des citoyens qu’ils mettent discrètement en place, outils qui survivront à leurs discours. Si les Etats ont toujours espionné les citoyens d’une façon ou d’une autre, la puissance du numérique fait passer l’écoute des communications privées de l’artisanat à l’industrie.Echelon a défrayé la chronique en février dernier. Mais avez-vous entendu parler de Carnivore ? C’est un outil d’espionnage systématique des courriers électroniques, développé par le FBI. Et Enfopol98, vous connaissez ? C’est un projet beaucoup plus ambitieux, élaboré par les polices européennes. Il s’agit d’obliger tous les équipementiers, opérateurs télécoms, fournisseurs d’accès à Internet et autres pourvoyeurs en communications à installer dans leurs matériels une petite interface. Celle-ci laissera les grandes oreilles étatiques venir écouter ce qu’elles veulent, quand elles veulent, sans demander la moindre autorisation à quiconque.Vos mails, vos conversations téléphoniques, vos échanges de données, la moindre palpitation de votre disque dur détectable sur le réseau : voilà ce qui intéresse les promoteurs d’Enfopol. Vous les trouvez imaginatifs ? Pas tant que ça… Le gouvernement américain avait envisagé quelque chose d’assez similaire au début des années 90. Le Clipper Chip a été officiellement présenté en 1994 par Clinton et Gore. Il s’agissait de protéger la confidentialité des échanges entre citoyens américains en dotant leurs équipements numériques de communication d’une puce de chiffrement. Belle initiative !Mais, revers de la médaille, la puce permettait aussi aux services gouvernementaux d’accéder à la totalité des communications, en clair bien entendu. Le Clipper Chip a connu un début de déploiement dans l’administration, jusqu’à ce qu’un cryptanalyste montre que ces puces, censément hypersécurisées, se pirataient assez facilement. Dans sa mansuétude, ce petit malin a même publié l’ensemble des codes nécessaires. Du coup, le gouvernement américain a abandonné le Clipper Chip.Dans tout cela, rien de neuf. Gouverner, c’est prévoir, c’est aussi regarder par le trou de la serrure. Il existe de bonnes justifications à ces pratiques : traquer les criminels, prévenir les attentats, éviter les coups d’Etat. Seulement, l’Histoire nous montre que les Etats utilisent aussi la surveillance pour des causes moins avouables : épier un adversaire politique, un syndicaliste, un employé récalcitrant, un journaliste…Or, si les outils de surveillance étaient jusqu’ici complexes à déployer et/ou coûteux, le numérique rend les choses infiniment plus faciles, moins chères et plus efficaces.Un ordinateur, ça ne dort pas ; ça ne fait pas preuve d’inattention ni de sympathies politiques ; ça analyse bêtement les bits qui passent, puisque c’est sa seule fonction. Les Carnivore, Enfopol et autres Clipper Chip montrent que la surveillance d’Etat a changé de statut : elle s’exerce désormais en permanence et sur n’importe qui, parce qu’elle ne demande même plus d’intervention humaine. A ce titre, elle nous pose tous comme sujets observables. Pour rien. Pour rentabiliser les équipements. Par pur tirage au sort. Et elle ne nous lâche plus.Il y a une barbouze dans votre PC, une dans votre mobile, une qui rampe dans le fil de votre téléphone… Si vous prêtez l’oreille, vous finirez par l’entendre éternuer.
Prenez votre temps.Prochaine chronique le jeudi 26 octobre

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Renaud Bonnet, chef de rubrique