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Des marques privées et des noms communs

Pour mieux se faire voir sur le Réseau, les sites se sont emparés des noms génériques. Du coup, le Web est plein de poteaux indicateurs détournés, comme si les noms communs n’appartenaient plus à tout le monde.

Sur le Réseau, on trouve des adresses et des marques qui sont autant de noms communs. Ces mots ont été détournés, par les uns ou les autres, pour le bien de leurs affaires, et sans souci de la disponibilité du langage à d’autres qu’eux-mêmes.Par exemple, le site de la ville de Paris se nomme paris.fr. Le site de la ville de Lyon se nomme lyon.fr. Le site de la ville d’Orange se nomme… provence-orange.fr, puisqu’un mastodonte des télécommunications mobiles s’est attribué le nom orange et ses déclinaisons locales dans un bon nombre de pays. Pourtant, orange peut désigner bien des choses : la ville, le comté en Californie, la couleur, l’agrume, la Terre qui est parfois “bleue comme une orange”. Et, bien entendu, les centaines de personnes qui portent ce patronyme dans le monde.Alors qui d’orange, et de toutes les oranges, est condamné à disparaître derrière la porte d’entrée du magasin de ce marchand-là, qui n’est même pas du tout un marchand d’oranges ?Le mot saisi par la marque est dépossédé de son rôle de nom commun, de sa capacité à désigner une foule de choses et non pas une seule chose. Bien sûr, cela ne veut pas dire que ce mot ne peut plus être employé tous les jours par tout un chacun. Mais cela veut dire que, sous l’adresse Orange.gnagna, on trouvera toujours la même chose
: un lieu qui n’a rien à voir de près ou de loin avec les oranges, mais qui a toujours à voir avec la téléphonie mobile.L’URL, c’est une machine à uniformiser les mots en les transformant en marques. Pensez à un principe similaire appliqué au courrier ou au téléphone… Une adresse, ou un numéro de téléphone, réduit à un seul terme, interdirait aux trois quarts de la population de disposer d’une adresse : il y a 40 000 mots dans la langue française, environ, mais plusieurs dizaines de millions de foyers et de lignes téléphoniques. Alors justement, pour le téléphone et le courrier, on a rendu l’appropriation des noms impossible. Soit en les partageant à plusieurs niveaux (une adresse postale), soit en leur substituant un système plus ou moins arbitraire d’attribution de numéros (un numéro de téléphone).Sous l’URL se cache une adresse IP, bien entendu, mais qui est aujourd’hui capable d’utiliser réellement (pas dix minutes pour contourner un problème), ce mode de navigation ? A part votre propre serveur, connaissez-vous l’adresse IP d’un serveur Web ?Autre conséquence de ce principe d’appropriation des mots par les sociétés, de ce mécanisme qui transforme les mots en marques : ce n’est plus si simple de déposer un nom de domaine constitué d’un seul mot, qui ne soit pas déjà acheté, réservé, possédé. Il faut mesurer l’ampleur des ravages en jouant un peu avec un moteur d’enregistrement, comme celui de Verisign.Toutes les combinaisons de deux ou trois caractères de l’alphabet romain ont été déposées en .com. Depuis longtemps. Mais aussi une grande partie (plus de la moitié) du lexique de la langue anglaise. Au point que c’est devenu un métier, marchand de noms génériques. Voire, marchand de pans de lexique : je vends un ensemble de noms de sites ayant trait au métal, à la flûte à bec, aux machines à coudre, aux tables de dissections, aux parapluies. Des spéculateurs en substantifs, pourrait-on dire. Il existe un autre métier, juriste spécialiste en droit des marques, qui vit sur les litiges provoqués par ces spéculations sur les mots marques, sur Internet et ailleurs.Pour rire, j’ai fait quelques essais sur le lexique francophone. Au hasard. Eh bien, par exemple, dans la phrase ” Heureux qui comme Ulysse a fait un long voyage “, tous les mots sont déposés en .com. Dans le recueil Alcools, d’Apollinaire, quasiment tous les titres des poèmes, formés d’un substantif unique (je ne compte pas l’article), sont déposés en .com. Le plus merveilleux, c’est quen plus, des entreprises achètent les meilleures places dans les moteurs de recherche. La boucle est bouclée. Le pauvre agrume se retrouve écrasé, tout en bas du classsement. Liberez les mots !Prochaine chronique jeudi 11 avril.

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Renaud Bonnet