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Une semaine chez Spray

L’esprit latin serait-il allergique au “funky management” ? Entre crise de croissance et déménagements à répétition, Spray a du mal à imposer, en France, son modèle de travail à la suédoise. Et si la start-up avait simplement besoin d’un bon DRH ?

Le hall d’entrée, ouvert à tout vent, est en plein travaux. De même que trois des six étages du siège français de Spray ?” ce portail suédois, leader en Scandinavie, qui espère damer le pion à la bonne dizaine d’opérateurs déjà présents sur le marché européen : de Yahoo! à World Online en passant par Club-Internet, Free, FreeSurf, Infonie ou LibertySurf. Indifférent au bruit strident des perceuses, Tomas Fellböm, président de Spray France, vous accueille avec un large sourire. Puis il palpe les bâches vert anglais qui protègent les parois de l’ascenseur : “Nous devrions les garder, ce vert est superbe. D’ailleurs, elles symbolisent parfaitement l’esprit Spray : un chantier en révolution permanente…”

“Le “funky management” ? Cela ressemble à un plat de nouilles”

Depuis son lancement à l’automne 1999, la dotcom de Fellböm, riche des 380 millions de francs apportés par le groupe Investor ?” le fonds d’investissement de la famille Wallenberg ?”, a changé deux fois de locaux. Après neuf mois de croissance organique, de partenariats spectaculaires (AlloCiné, Télérama, CanalWeb ou JobLine, soit une vingtaine en tout) et, surtout, d’acquisitions stratégiques ?” la dernière en date est le rachat de Caramail, premier site communautaire français, lancé par la sémillante Oriane Garcia ?”, Spray France est passé de 3 à 80 employés. Et compte 30 salariés de plus que son concurrent Yahoo!.”Notre méthode de management est adaptée à une telle explosion des effectifs”, assure Tomas Fellböm. Et quelle est cette recette miracle ? “Avez-vous déjà entendu parler du “funky management” ? Cela ressemble à un plat de nouilles.” A cet instant, les portes de l’ascenseur s’ouvrent sur la ruche du quatrième étage censée illustrer la démonstration. Sur un grand plateau décloisonné s’alignent, comme à la parade, des rangées impressionnantes de bureaux. Là, une trentaine de personnes travaillent en open-space, tous métiers confondus : intégrateurs (qui traduisent textes, images et sons en langage informatique), développeurs de pages web, créatifs, chefs de pub on-line… Au fond, une paroi vitrée isole tout de même ceux qui doivent officier au calme : les hot-liners (qui traitent à distance, sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les bugs sur les PC des internautes) et les modérateurs (qui veillent à la bonne tenue des cyberforums). “Notre organisation refuse le cloisonnement entre les équipes, ce qui facilite la circulation de l’information”, note Anne-Sophie Luguet, responsable de la communication externe. Il est vrai que l’ambiance est jeune (moyenne d’âge : 24 ans), plutôt féminine pour une start-up (40% de femmes)… et le brouhaha assourdissant. “A la longue, cette atmosphère d’ébullition fatigue un peu les neurones”, confient à voix basse deux salariés.Mais le “funky management” a ses rites et ses obligations, comme le visiteur le découvrira. Une niche capitonnée sert de lieu de réunion informel à tous, faute de salle dédiée. C’est là que Laurent Sorbier, vice-président de Spray France, dévoilera les fondements de cette philosophie rendue populaire en Suède par Kjell Nordström, membre du conseil d’administration et gourou de Spray. En reprenant lui aussi l’analogie culinaire : “De l’extérieur, notre organisation fait effectivement penser à un plat de spaghettis : un vrai chaos ! Mais si on suit chaque nouille individuellement, on remonte toujours à la personne qui est responsable d’un dossier.” Traduction de ce concept finalement simplissime : les équipes fonctionnent par projet, sans hiérarchie préétablie, dans un esprit communautaire qui facilite l’intégration des nouveaux venus. Un seul mot d’ordre : la décontraction. Tout le monde est jeune, cool ?” jeans, tee-shirt et baskets de rigueur ?” et cultive une ambiance sympa et familiale. Et, même si tout ne va pas toujours pour le mieux dans le meilleur des mondes, le visiteur ne voit pas de faille béante dans la cohésion affichée.En charge de l’équipe de hot-liners, Marie Allwright évoque avec enthousiasme “tous les éléments de confort” qui ont rendu l’entreprise célèbre. Le siège français possède en effet un sauna ?” surtout apprécié en hiver ?” et une salle de gym, rarement surpeuplée en raison de ses parois transparentes. Le fumoir, en revanche, est très fréquenté. Au dernier étage, on trouve également une cuisine. “Chacun peut y faire son frichti à toute heure du jour et de la nuit”, note fièrement Laurent Léaustic, un garçon de 22 ans surnommé “le surfeur fou”. Pourtant, depuis que la direction propose des Ticket-Restaurant, il a renoncé à préparer des petits plats. La vie communautaire a ses limites…Atteint de mucoviscidose et recruté en deux heures sur le Net, Laurent Léaustic avait, jusqu’à son entrée chez Spray, peu d’espoir de décrocher un job. Désormais, il fait partie de l’équipe des surfeurs et passe ses journées sur le web pour y dénicher de nouveaux sites à répertorier. Son travail l’enthousiasme et son salaire ?” 12 000 francs par mois, plus des stock-options ?” lui semble tout à fait correct. A croire que pour l’ambiance, il viendrait presque bosser à l’?”il ! “Spray est une boîte assez permissive, en définitive”, estime-t-il. Preuve : la console de jeux vidéo qu’il a installée dans le fumoir et sur laquelle il joue de temps en temps.

On vit au rythme des start-up : vie privée et boulot ne font qu’un

Evidemment, cette atmosphère débridée a sa contrepartie, bien connue de tous ceux qui défendent à corps perdu la cause d’une start-up pleine d’ambition et d’avenir : vie privée et boulot ne font qu’un, et la notion de temps travaillé est extensible. “Ici, il n’y a pas vraiment d’horaires fixes”, confirme Paul Asberg, un grand gaillard d’origine suédoise, patron, à 26 ans, des huit responsables de rubrique et animateurs qui ont, en moins d’un an, monté le portail de Spray France. A l’en croire, certains bosseraient nuit et jour, tandis que d’autres ont une conception plus latine des horaires : “C’est peut-être ça l’esprit français ?”Aujourd’hui, la start-up s’est muée en grown-up, elle devient adulte. Une période propice au blues pour les managers : “Ils sont surbookés, concède Tomas Fellböm. Moi-même, je ne vois plus, comme avant, tous les nouveaux embauchés.” Ce souci devrait bientôt être levé avec l’arrivée d’un responsable du personnel. Un DRH, le mot est lâché. Il est vrai qu’en matière de communication interne les progrès sont urgents : tout le monde évoque l’existence d’une newsletter, mais nul ne connaît sa périodicité exacte. La boîte à idée, mise à la disposition du personnel, a disparu. L’intranet, censé rapprocher les équipes, est toujours à l’étude. Quant au déménagement, il est l’objet de toutes sortes de spéculations : “Une partie de l’esprit pionnier du début disparaîtra sûrement avec lui”, prophétise Laurent Léaustic.Mais, à l’instar de ses collègues, “le surfeur fou” se montre moins prolixe sur le chiffre d’affaires et la rentabilité de Spray France. Tout juste apprend-on que le site tire 80% de ses revenus de la publicité et du sponsoring ?” le reste, des commissions sur les transactions de e-commerce. Seules quelques données globales sont dévoilées. En Europe, le réseau compte 3 millions de membres, 400 millions de pages vues et 4,5 millions de visiteurs par mois. Combien sur les 6 millions d’internautes français ont été capturés ? Mystère !Spray n’arrive-t-elle pas un peu tard sur un marché encadré par les grosses pointures américaines, bientôt rejointes par le géant AltaVista et les français Voila et Nomade ? “Il y aura de la casse”, prédit Jean-Baptiste Sers, responsable des partenariats, qui avoue par ailleurs ignorer les résultats de la start-up. Jusqu’à l’entrée en Bourse prévue avant la fin 2000, seul le siège suédois détient les données financières.La transparence n’est pas au programme du “funky management”.

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Jean-François Paillard