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L’internet renforce-t-il la démocratie ?

Pourra-t-on prochainement élire son maire ou son député en appuyant sur la souris ? Les gouvernements chinois ou nord-coréen doivent-ils trembler avec l’irruption du web dans leur pays ? Sept personnalités des médias, de la politique et de l’internet livrent leurs réponses.

Qui a oublié les dazibaos diffusés en 1989 sur le web par des étudiants chinois en lutte contre le régime de Pékin ? Agora ouverte à tous les vents, l’internet n’est pas seulement un formidable outil de protestation contre toutes les dictatures. Il est en passe de révolutionner la vie politique et sociale de nos démocraties.Des groupements d’opinions fleurissent sur le Net dont certains, comme l’association Attac, sont les creusets d’un véritable cybermilitantisme. D’autres mouvements prennent la forme de syndicats virtuels pour critiquer les méthodes de leur entreprise : le fabricant français de jeux vidéo Ubi Soft en a fait l’expérience il y a quelques mois. Enfin, la dernière innovation qui fait fureur est le vote électronique. Il a été instauré en Arizona, puis en Belgique et aux Pays-Bas lors des dernières élections européennes.L’internet est-il en passe de changer la démocratie ? Sébastien Canevet (spécialiste du droit de l’internet. Docteur en droit. Professeur à l’université de Poitiers et de Paris-X-Nanterre) :Je dirais même qu’il est en train de la révolutionner ! Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, un individu isolé équipé d’un misérable ordinateur et d’une ligne téléphonique peut rivaliser d’influence avec une multinationale ou même avec un Etat ! Avec le Net, les gens découvrent une nouvelle voie pour s’exprimer et se mobiliser. Regardez en Autriche : toutes les campagnes anti-Haider sont orchestrées à partir du web. Et personne n’a oublié les tracts électroniques envoyés depuis la jungle du Yucatán par le sous-commandant Marcos, chef de la guérilla zapatiste mexicaine.La vie démocratique locale va-t-elle aussi bénéficier de l’essor du Net ? Patrick Devedjian (député des Hauts-de-Seine) : Je suis très heureux de répondre par e-mail à mes interlocuteurs et de recueillir leurs réactions spontanées, loin de tout protocole. Je trouve cela formidablement démocratique : c’est la fin du secret, de la censure et du système de castes ou de privilèges. Mais attention ! Il ne faut pas être naïf. D’abord, tout le monde n’est pas connecté. Il se crée donc une nouvelle discrimination et ce n’est pas une question de revenus, mais de motivation et, souvent, de génération. Ensuite, le contact n’est pas si direct et si vrai que cela : rien ne remplace une entrevue personnelle pour bien se comprendre. Enfin, il y a une forme de lobbying, pas inintéressant, mais auquel on n’a vraiment pas le temps de répondre.Michel Hervé (maire de Parthenay, ville numérique qui multiplie les initiatives pour brancher les administrés sur la vie locale) : Soyons lucides. L’internet n’est qu’une technologie de communication parmi d’autres : il n’est pas, en lui-même, démocratique. Ce qui compte, c’est ce que les citoyens et les élus de la nation veulent en faire, notamment pour la vie démocratique locale. Parthenay a par exemple mis en place des téléprocédures qui permettent aux administrés d’obtenir des papiers, d’inscrire leurs enfants à la crèche, à l’école ou à la cantine et de dialoguer en ligne avec l’administration communale sur des problèmes très concrets d’urbanisme, d’équipement public… ou d’ordures ménagères. Le Net se démocratisera par ces microactions modestes. Laurent Jesover (responsable de l’association Attac) : N’oublions pas que l’internet est d’abord une formidable machine à informer. Utilisé comme outil au service de l’action citoyenne, il permet de transmettre au grand public un océan de textes peu ou pas diffusés dans les grands médias : rapports des ONG, textes législatifs, statistiques inavouables… Sans parler des analyses en profondeur de mécanismes financiers, économiques ou sociaux effectuées par des observateurs attentifs et trop peu écoutés. J’appelle ça “l’effet Dracula” :
le pouvoir de diffuser universellement et à moindres frais un tombereau d’informations hyperpointues habituellement confinées dans des petits cercles d’experts à la solde des Etats et des grands organismes internationaux.Peut-on vraiment parler de la naissance d’un cybermilitantisme ? Laurent Jesover : Oui, le Net, c’est l’arme du cybermilitant ! D’ailleurs, tous les réseaux qui agissent sur le Net ?” d’Amnesty International à Iris en passant par la Vecam ?” sont nés d’échanges entre des petits curieux qui ne s’en laissent pas compter grâce aux listes de diffusion accessibles à tous. Attac compte par exemple 500 traducteurs et 300 experts bénévoles pour traquer sur leur terrain les délinquants de la finance internationale… Meryem Marzouki (fondatrice de l’association Iris) : L’internet offre d’importants moyens de rencontre entre les composantes de la société civile : réseaux militants, syndicats, sites gouvernementaux, etc. Il aide à mettre en ?”uvre des modes nouveaux de résistance, d’opposition, voire de subversion pour faire respecter les droits fondamentaux des individus…Valentin Lacambre (membre du collectif “Vos papiers” et hébergeur du site gratuit altern.org) : Les pays totalitaires en sont bien conscients ! Regardez ce qui se passe au Maroc : il y a cinq ans, les 100 000 lignes de téléphone étaient toutes sur écoute. La presse était muselée. Et puis le web a tout chamboulé en faisant exploser l’usage de la parole publique. Dans toutes les dictatures du monde, la diffusion du Net pose problème. Comment, en effet, conserver le pouvoir si la moindre de vos turpitudes devient publique ? D’où l’inquiétude perceptible de la Chine et de la Russie en ce moment…Le vote électronique, grand rêve de démocratie directe, c’est bidon ? Valérie Peugeot (responsable de la communication électronique de l’association Vecam – Veille européenne et citoyenne sur les autoroutes de l’information et le multimédia) :Certains caressent le rêve d’instaurer une démocratie directe où tout le monde s’exprimerait sur tout en appuyant sur la touche d’un clavier. Et en court-circuitant du même coup les représentants et les assemblées d’élus. Des entreprises spécialisées se sont engouffrées dans la brèche, comme election.com, qui a organisé les primaires du parti démocrate en Arizona… Mais il faut bien distinguer le vote électronique de la simple participation en ligne. Faire voter les gens dans des isoloirs virtuels situés dans un lieu public à l’occasion d’élections relève du vote électronique. Cette solution, purement technique, qui ne nécessiterait d’ailleurs aucune refonte du code électoral, pourrait simplifier le processus des élections, peut-être même limiter l’abstention. Et, à terme, le vote électronique permettrait d’améliorer le fonctionnement de la démocratie, fondée sur un modèle représentatif pur et dur. Le vote en ligne qui consiste à faire s’exprimer les internautes sur la peine de mort, le prix de l’essence ou le gagnant d’un jeu stupide relève du plébiscite, du sondage ou de l’étude marketing. Cela n’a rien à voir avec l’idée que je me fais de la démocratie.Valentin Lacambre : D’ailleurs, on ne peut exclure la possibilité de “bourrage” des urnes, encore plus facile à réaliser sur le Net que dans la vie réelle ! Michel Hervé : Je suis tout à fait d’accord ! Sollicité par la communauté européenne pour expérimenter un tel système, j’ai d’ailleurs refusé de le mettre en place à Parthenay. J’ai en outre consulté le ministère de l’Intérieur à ce sujet : il m’a confirmé que le code électoral interdisait de tels procédés.Sébastien Canevet : Avec raison, à mon avis ! Se prononcer pour ou contre une question d’ordre politique ou sociétal en appuyant sur un bouton est un acte d’une passivité extrême. Le citoyen mérite mieux que cela ! Est-on, du reste, libre de ses opinions, quand on ne s’exprime pas dans le secret de l’isoloir ?Pourtant, le Net est quand même un formidable outil de libre expression ? Laurent Jesover : Si révolution internet il y a, elle est pour le moins ambiguë : d’un côté, les individus disposent d’un moyen d’action inédit sur les grandes institutions nationales et supranationales. De l’autre, les censures et les barrières juridiques alimentées par d’innombrables poursuites judiciaires à l’encontre des fournisseurs de contenu et des internautes se multiplient. Un exemple ? La récente affaire Napster (un système permettant à des millions d’internautes de partager des morceaux de musique, récemment attaqué en justice). Elles sont orchestrées par les Etats et les entreprises dont les moyens financiers et juridiques sont sans commune mesure avec ceux des citoyens lambda.Meryem Marzouki : Le Net, outil de libre expression ? Gardons-nous du leurre de la démocratie directe. Laisser croire qu’il suffirait de cliquer pour s’exprimer est le plus sûr moyen de tuer l’exercice réel du processus démocratique, dont l’expression par le vote n’est que l’aboutissement. Ce leurre est d’autant plus dangereux qu’une logique essentiellement marchande prend possession de l’internet, menaçant de réduire l’espace citoyen à une sorte de réserve pour initiés. Le reste du web étant laissé au “consommateur cible”.Vous jugez que le droit d’expression sur le Net est en danger ? Valentin Lacambre : Oui. Je suis persuadé que si des journaux comme Charlie Hebdo et Le Canard enchaîné étaient diffusés sur le Net ils seraient immanquablement traînés en justice… Aujourd’hui, parler d’une marque sur l’internet, c’est presque se condamner d’avance !Sébastien Canevet : La question de la protection de la liberté d’expression en ligne, de la vie privée et de la défense des consommateurs est en effet centrale. On parle souvent des censures exercées par la Russie postsoviétique, qui fait transiter les accès au web de ses fournisseurs d’accès par une boîte noire, Sorm, contrôlée par le FSB, l’ex-KGB. Mais sait-on qu’en Angleterre le Rip Bill oblige les fournisseurs d’accès à raccorder leur réseau à des boîtes noires des services secrets ? Et, en France, on contrôle le web ? Meryem Marzouki : Notre pays a failli, lui aussi, mettre en place une législation d’exception, heureusement contrée in extremis par le Conseil constitutionnel. Dans l’indifférence générale, un projet de loi définissant les devoirs des entreprises de communication a été voté au début de l’année. Il stipulait que tout citoyen désireux de publier sur le web ou de participer à une liste de discussion, à un forum ou à un news group, était tenu de donner son nom, son prénom et l’adresse à son hébergeur ! Le spectre du fichage généralisé n’était pas loin… Toute loi réglementant l’expression publique doit pourtant faire l’objet d’un large débat public. Surtout si elle remet en cause les acquis en matière de respect de la vie privée des individus.Pensez-vous vraiment que les citoyens ont peur de l’impact de l’internet sur leur vie privée ? Michel Hervé : Ne nous emballons pas. Rien que pour convaincre les gens d’utiliser internet, il faut se battre. A Parthenay, il a fallu équiper les salles de classe, proposer aux administrés de s’équiper en ordinateurs multimédia pour une somme modique, multiplier des bornes numériques dans les lieux publics, organiser des formations gratuites à l’outil internet, proposer des services de proximité et ouvrir au public un portail web pour que la mayonnaise prenne enfin.

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Jean-François Paillard