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De la médecine à la science-fiction : Elon Musk survend-il son projet d’implant cérébral Neuralink ?

L’homme d’affaires promet des miracles avec son projet d’interface cerveau-ordinateur : soigner la paralysie, en finir avec l’angoisse ou la dépression. Et même de transformer l’être humain, en fusionnant intelligence humaine et artificielle. Mais ce n’est pas si simple. Décryptage.
 

Fin août, lors d’une conférence retransmise sur YouTube, Elon Musk a fait sensation en présentant le nouveau design de son implant cérébral The Link de sa société Neuralink. L’homme d’affaires a promis que « tout le monde » pourrait en porter à terme, « les troubles neurologiques » n’épargnant personne. Il permettrait en premier lieu à des paralysés de contrôler des prothèses robotiques grâce à leur activité cérébrale.

Mais il serait aussi capable  de soigner  des pathologies comme l’angoisse, la dépression, l’anxiété, l’addiction, la douleur, la perte de vision ou l’insomnie en stimulant certaines zones du cerveau atteintes. La logique semble imparable : « Nos sens fonctionnent avec des signaux électriques envoyés par des neurones à notre cerveau. Si vous corrigez ces signaux, vous résolvez les problèmes », résume Elon Musk.

La nouvelle puce miniaturisée de Neuralink.
Neuralink – La nouvelle puce miniaturisée de Neuralink.

Un projet français à Grenoble

L’idée de traiter des paralysies ou des maladies du système nerveux grâce à des implants cérébraux n’est absolument pas nouvelle. On peut citer, par exemple, le programme Revolutionizing Prosthetics lancé par la DARPA dès 2006, qui a produit des prothèses robotiques pour les soldats amputés. Mais surtout, en France, le neurochirurgien Alim-Louis Benabid a mis au point le traitement par stimulation cérébrale profonde (SCP). Il a prouvé avec Pierre Pollak, dès la fin des années 80, qu’il était possible de traiter certains symptômes de la maladie de Parkinson comme les tremblements grâce à des électrodes insérées dans le cerveau.

Le même homme est à l’origine de la création en 2011 du centre de recherche Clinatec, opéré par le CEA Leti et le CHU de Grenoble. L’un des hauts faits d’armes de Clinatec est le projet BCI, pour Brain Computer Interface. Il s’agit d’un prototype d’exosquelette contrôlé par un implant cérébral qui permet à un tétraplégique de marcher en actionnant le robot par la pensée. Les premiers essais cliniques ont eu lieu avec succès en 2019 et se poursuivent actuellement avec un deuxième patient. L’équipe suit évidemment avec attention la progression des travaux de Neuralink.

Guilaume Charvet présentant l'exosquelette fonctionnant avec un implant cérébral du projet BCI du CEA Leti et Clinatec.
JEAN-PIERRE CLATOT / AFP – Guilaume Charvet présentant l’exosquelette fonctionnant avec un implant cérébral du projet BCI du CEA Leti et Clinatec.

Neuralink : une approche originale

Guillaume Charvet est ingénieur et chef de projet au CEA Leti. Il est justement en charge du développement de l’implant du BCI. Pour lui, la démarche de Neuralink est vraiment digne d’intérêt.

« L’approche de Neuralink est originale, avec le choix d’électrodes intracorticales souples et très fines de l’épaisseur d’un cheveu. Cependant, leur capacité d’enregistrement chronique dans le cerveau doit encore être démontrée », nous explique-t-il.

Le fameux implant est constitué de fils très fins, chacun étant équipé de 32 électrodes souples en PEDOT, un polymère conducteur biocompatible. Cela nécessite de faire un petit trou dans la dure-mère, une membrane qui entoure le cerveau. Le dispositif doit ensuite être introduit plus profondément que celui du CEA, à l’intérieur du cortex. L’avantage, c’est de se retrouver au plus proche du code neuronal et de capter un signal plus fort. Mais c’est aussi beaucoup plus invasif, avec tous les risques de dommages que cela comporte lors d’une intervention chirurgicale d’une complexité extrême. Elle nécessitera d’ailleurs l’intervention d’un robot très perfectionné pour insérer les électrodes une à une.

Un gros travail accompli depuis 2019

Comme le BCI du CEA, The Link n’a ni batterie ni pile, grâce à un système de recharge par induction. Et Guillaume Charvet salue les progrès accomplis depuis la dernière version présentée en juillet 2019.

« L’implant intègre les fonctions d’enregistrement de l’activité cérébrale sur 1024 voies, la télé-alimentation pour la recharge d’une batterie et la communication sans fil pour assurer le transfert des signaux neuronaux vers un smartphone », énumère Guillaume Charvet.  « Il semble aussi qu’il y ait eu un effort particulier accordé à la compression des données embarquées dans l’implant. Les données cérébrales sont tellement volumineuses qu’elles n’auraient jamais pu être envoyées en Bluetooth », fait-il encore observer.

Mais notre ingénieur regrette que la conférence n’ait pas été accompagnée de la publication d’un article scientifique, comme ce fut le cas l’année dernière.  

« Nous manquons d’informations sur la qualité du signal et sa stabilité dans le temps, ainsi que sur la tolérance et la fiabilité des électrodes intracorticales sur plusieurs mois d’implantation. On ignore enfin la puissance consommée par l’implant, sachant que l’élévation de la température ne doit pas excéder deux degrés. Difficile dans ces conditions d’évaluer la maturité de la technologie », conclut-il.

La truie Gertrude qui porte Neuralink depuis deux mois.
Neuralink – La truie Gertrude qui porte Neuralink depuis deux mois.

Des interrogations sur la modélisation

Pour le moment, Neuralink est implanté depuis plus de deux mois sur une truie qui se porterait très bien, d’après Elon Musk. Mais les tests cliniques sur l’humain ne sont pas prévus avant 2021, au mieux. De nouvelles étapes vont devoir être franchies. A commencer par celle de la modélisation : pour faire bouger un bras ou une jambe paralysée, il faut que l’humain concerné produise une intention de mouvement dans la zone du cortex moteur. Ce qui nécessite un apprentissage préalable.

De son côté, l’implant est chargé de détecter le signal grâce à des capteurs, de l’enregistrer et de l’amplifier. Il lui faut donc disposer d’un modèle algorithmique pour décoder cette intention. Non seulement, le modèle est propre à chaque patient, mais en plus il doit être constamment revu. Car à  l’intérieur du cerveau, l’environnement est souple et les capteurs bougent, ce qui modifie le signal. Cela nécessite de les recalibrer sans cesse. Pour pallier ce problème, Neuralink n’aura d’autre choix que d’opter pour des algorithmes adaptatifs.

Des risques de rejet

Mais la plus grosse difficulté se situe ailleurs pour Suliann Ben Hamed, docteure en neurophysiologie et directrice de recherche au CNRS. Comme Guillaume Charvet, elle s’inquiète de la biocompatibilité de l’implant.

« On sait assez bien traiter le signal aujourd’hui, mais on achoppe encore sur la biocompatibilité des matériaux », nous indique-t-elle. « Le problème se pose sur la durée. Les expériences cliniques durent au maximum 3 à 4 ans. Au-delà, on est obligé de retirer les implants parce qu’il y a un tissu cicatriciel qui repousse », ajoute-t-elle.

Notre cerveau détecte en effet les corps étrangers et finit en effet par les rejeter. Cela peut prendre quelques heures ou quelques années mais l’implant se retrouve souvent poussé à l’extérieur, comme encapsulé par un tissu. Ce sera un défi difficile à relever pour Neuralink.

Les jalons scientifiques tardent à être annoncés

Pour la chercheuse,  Neuralink ne peut constituer non plus une méthode miracle à tous les problèmes :

« Une méthode universelle est difficilement envisageable pour le moment, d’autant que nous n’en sommes qu’aux balbutiements de la compréhension de la complexité du cerveau », prévient-elle. « D’ailleurs, il ne faut pas opposer les différentes stratégies. Tout dépend de la pathologie et du patient », estime-t-elle.

Suliann Ben Hamed attend aussi davantage de rigueur scientifique dans les communications d’Elon Musk.

« Neuralink s’inscrit dans le cadre d’une recherche globale par des acteurs publics et privés. Il va donc devoir se conformer à des standards de performances et d’éthique. Or on ne connaît rien, par exemple, de ses jalons scientifiques », regrette-t-elle. Elle a en tête un plan bien précis qu’elle nous détaille. « La première étape devrait être de parvenir à contrôler un bras robotique aussi bien que certains laboratoires savent aujourd’hui le faire. La deuxième serait d’arriver à traiter certains troubles liés à une perturbation locale de l’activité neuronale, telle que la maladie de Gilles de la Tourette. Et la troisième de finir par traiter des troubles plus complexes tels que la dépression qui impliquent une perturbation de l’activité de grandes étendues corticales, et aussi bien que les méthodes non-invasives actuellement en test », envisage-t-elle.

Des problèmes éthiques

Au-delà des applications médicales, Elon Musk n’a pas caché viser la symbiose avec l’IA, une connexion entre nos neurones et la machine grâce à Neuralink. Même s’il le regrette, il est persuadé que l’intelligence articficelle va supplanter l’homme et qu’il devient nécessaire de décupler nos facultés mentales. C’est la raison pour laquelle il appelle de ses voeux la fusion de l’intelligence humaine et artificielle. Une vision d’inspiration transhumaniste qui se concrétiserait notamment avec la possibilité de nous connecter tous ensemble en réseau grâce à ces implants. Plus besoin de parler ou d’envoyer des messages, il suffirait alors d’échanger des impulsions électriques. Un projet qui relève pour le moment davantage de la science-fiction. 

« C’est très spéculatif. Cela nécessiterait d’établir une corrélation entre la pensée, le signal et la volonté. Et cela impliquerait de réinjecter le signal à l’intérieur du cerveau », relève l’informaticien et philosophe Jean-Gabriel Ganascia.

Dubitatif, il pense même que la démarche de Neuralink pose un sérieux problème éthique.

« Elon Musk tend à tromper des gens en omettant d’avancer des éléments scientifiquement rigoureux laissant penser que ce qu’il promet est possible », s’indigne-t-il.

Avec ses conférences conçues comme des shows et ses promesses folles, Elon Musk attise l’intérêt des médias et des investisseurs. Il se retrouve ainsi en capacité de mobiliser beaucoup plus de moyens qu’un simple projet académique. Ses déclarations doivent donc être considérées avec prudence :

« Attention au double discours d’Elon Musk. Il y a toujours un premier niveau de promesses réalisable et un deuxième qui semble relever du mirage. C’est la même chose quand il parle de conquérir Mars pour faire la promotion de ses navettes réutilisables », prévient Jean-Gabriel Ganascia.

La communauté scientifique n’exclut pas qu’Elon Musk puisse accomplir des progrès considérables avec Neuralink. Mais elle reste vigilante face à cette figure fantasque et peu orthodoxe.

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Amélie CHARNAY