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Pour ou contre les brevets logiciels ?

Cette question suscite un débat aussi riche et argumenté qu’énergique. Y compris au sein de la rédaction de 01 Informatique. Pour prolonger le débat, vos avis nous intéressent !

Pour : Ouvrir le marché aux technologies logicielles

Andrée Muller, rédactrice en chef de 01 InformatiquePourquoi, lorsqu’il s’agit de logiciel, faudrait-il oublier l’un des principes fondamentaux de l’économie de marché ? Le logiciel est une marchandise immatérielle, mais n’en reste pas moins une marchandise. Et ce, depuis plus de
trente ans. C’est en 1968, que l’unbuilding bouleverse en effet la filière informatique en faisant admettre la tarification séparée du matériel et du logiciel, favorisant ainsi l’émergence du génie logiciel en tant
qu’industrie à part entière.Origine de l’affaire : le procès intenté à IBM par ADR (Applied Data Research) sur une base de concurrence déloyale. IBM offrait gratuitement un programme à ses utilisateurs. L’accord de Big Blue pour facturer séparément matériel
et logiciel d’application a eu pour effet de libérer le marché des logiciels en autorisant leur vente et leur achat. Et c’est bien cette problématique qui resurgit aujourd’hui autour de la question de la brevetabilité des logiciels.Faut-il ou non appliquer les outils traditionnels de propriété industrielle aux programmes informatiques ? Cette question renvoie directement à celle du statut marchand des technologies logicielles.Matériel ou logiciel, dans l’économie de marché, c’est la plus value réalisée par la vente d’une marchandise qui permet à son producteur de rémunérer son travail, de valoriser le capital investi et, éventuellement, d’attirer de
nouveaux investisseurs. Mais cette plus-value est réalisable si, et seulement si, la marchandise offre un différentiel de valeur entre son coût et son utilité.La valeur d’usage d’un bien se mesure à l’aune de sa plus ou moins grande facilité d’utilisation, sans obligation d’en reproduire les cycles de conception et de fabrication. C’est elle qui légitime l’existence d’un bien sur le marché.
Mais ce n’est pas cette valeur d’usage, en revanche, qui va déterminer le prix auquel ce bien peut s’échanger.Pour le logiciel comme pour tout autre marchandise, la valeur d’échange obéit plus ou moins au principe traditionnel de rareté – plus la marchandise est rare et demandée, plus elle sera chère. Or cette rareté est socialement
construite. Elle dépend aussi bien des technologies concurrentes que du positionnement respectif des vendeurs et des acquéreurs. Et, in fine, du potentiel de valeur ajoutée représenté par le décalage entre valeur d’usage et
valeur d’échange. Et c’est bien ce potentiel de plus value qu’il est indispensable de protéger de façon industrielle, car c’est lui qui va permettre l’échange.L’enjeu ? Faire en sorte qu’une technologie logicielle suscite des transactions, qu’elle soit destinée à l’utilisateur final ou à s’enfouir dans des architectures plus complexes. Car c’est l’échange marchand qui est en lui même créateur
de richesse. C’est donc lui qu’il faut protéger et non la valeur intrinsèque du logiciel. Il faut protéger la valeur d’échange et non celle d’usage.C’est pourquoi la protection par les droits d’auteurs n’est pas une bonne réponse. Faut-il dès lors protéger un algorithme, une idée ou une pratique de façon industrielle ? Après le cuisant retour de bâton du tout gratuit sur internet,
peut-on envisager le ‘ libre ‘ autrement qu’en dehors de l’économie de marché ?A partir de là, je pense que la vraie question n’est plus de savoir si l’on est pour ou contre le brevet logiciel. Mais de déterminer quel type de brevet il faut inventer pour favoriser l’échange des technologies logicielles. Et plus
généralement, des marchandises immatérielles dont la valeur d’échange nest plus rattachée à une quelconque forme physique.

Contre : Un carcan économique !

Philippe Davy, grand reporter à 01 InformatiqueIdéalement, le brevet est un marché conclu entre l’inventeur et la société pour promouvoir l’innovation. L’inventeur dispose d’un droit sur son invention. A condition, toutefois, que celle-ci soit publiée,
avec,pour objectif de faire progresser l’ensemble du secteur. On ne peut nier son intérêt dans de nombreux domaines industriels. L’appliquer au logiciel témoigne toutefois d’une grande méconnaissance de la manière dont celui-ci
est conçu.Bien loin des processus industriels classiques, qui agissent dans des limites bien circonscrites, les logiciels s’appliquent désormais à la quasi-totalité des domaines de l’activité humaine. Pourtant, en la matière, il
n’est pas possible de différencier de manière certaine une idée de sa réalisation (spécification/implémentation, algorithme/programme), alors que c’est justement sur cette différence que se fonde toute la jurisprudence des brevets.La manière dont les logiciels sont conçus relève le plus souvent d’une démarche collective de progrès incrémental, à la manière des mathématiques, encouragée par l’ubiquité des moyens de programmation et
l’interconnexion croissante des acteurs. Le rythme de l’innovation y est en outre bien plus rapide que dans d’autres domaines. En Europe, l’Office Européen des Brevets a déjà accordé, sous une forme ambiguë, une trentaine
de milliers de brevets, pour la plupart déposés par des acteurs américains rompus à ces démarches.L’exemple américain, à lui seul, devrait suffire à nous dissuader d’emprunter cette voie. On ne s’appesantira pas sur la multiplication inquiétante des brevets fantaisistes, tels que ceux déposés par Amazon sur le
one-click shoping ou encore ceux qui recouvrent la notion de commerce électronique. Il convient toutefois de noter qu’en pratique, les brevets logiciels sont bien loin de remplir leurs obligations contractuelles, et
s’apparentent davantage à un moyen de coercition à grande échelle à la disposition des grands éditeurs.Décrits de manière floue pour dévoiler le minimum sur leur implémentation, ils n’ont été que rarement soumis à l’épreuve d’un tribunal. Le plus souvent, ils ont servi à menacer des entreprises, celles-ci préférant
en général payer une redevance pour éviter l’accumulation des frais juridiques.La législation sur les brevets est tellement complexe que des poursuites, même sans fondement, pourraient s’étendre sur plusieurs mois voire des années, pendant lesquelles des sommes énormes seraient dépensées. On est ici bien
loin de favoriser l’innovation. Au final, une véritable menace pour des acteurs anxieux de voir leurs pratiques les plus habituelles soumises à redevance.Une menace crédible, dans la mesure où les offices de brevets n’ont pas, et n’auront probablement jamais les moyens d’éliminer les soumissions sans valeur réelle. Le directeur de l’office américain USPTO
constatait d’ailleurs l’an dernier qu’il aurait beaucoup de mal à trouver les 2 500 informaticiens de haut niveau nécessaires rien que pour vérifier la validité des définitions, et effectuer les recherches
d’antériorité obligatoires. Autant ne pas se bercer d’illusions…

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Andrée Muller et Philippe Davy