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Les pionniers seront les derniers (lettre à mon pote Ben)

Ce sont les ” vieilles pousses ” qui raflent la mise, alors que sans les start-up la révolution n’aurait pas eu lieu. L’heure est à la dotcom… misération.

Cher Ben, Tu ne comptes plus ni en francs ni en euros, mais en minutes. Hier, tu voulais acheter un vidéoprojecteur (40 000 francs) et tu ne l’as pas fait : une demi-journée de vie en moins pour la boîte, ce n’est pas rien. Le moindre iMac, c’est une heure de vie retranchée. Si vous ne signez pas cette foutue levée de fonds, chaque minute qui passe vous rapproche de la fin. Alors tu vis dans une bulle, mais celle-là n’est pas spéculative : tu ne vois plus que des start-uppers, qui ont comme toi un compte à rebours dans la tête et trépignent parce que les Français ne se mettent pas assez vite au Net. Les autres ? Tu ne les comprends plus.Il y a dix-huit mois, tu es monté avec délectation dans le train de la nouvelle économie, celui qu’il ne fallait surtout pas rater. Tu te protégeais déjà du syndrome de richesse subite. Il y a un an, tu te demandais encore comment tu retaperais ta deuxième maison dans le Perche. Maintenant, tu voudrais être sûr que tes parents accepteront que tu reviennes.Aux États-Unis, c’est pire : les start-up licencient plus vite qu’elles n’ont embauché. Au point que The Standard, leur journal favori, doit leur donner des conseils en déontologie du dégraissage. Et leur rappeler qu’un licenciement est toujours une épreuve, que celui qui vous vire ait un costume sur le dos ou un piercing dans le nez. Les salariés font des confettis avec leurs ” penny stocks ” (des actions qui ne valent plus un franc). Et les First Tuesday ont été remplacés par des ” pink slip parties “, des soirées où ceux qui ont reçu leur ” pink slip ” (formulaire rose de licenciement) viennent trouver un nouveau job.Il y a un an, comme tous les jeunes lièvres, tu te moquais des tortues coincées dans leurs carapaces vieillottes. Mais toi et tes semblables avez été leur aiguillon. L’année 2001, c’est la revanche des tortues. Les vieilles pousses, avec leurs marques solidement installées, leurs poches profondes et leur connaissance du métier, raflent la mise. Mais sans les start-up et le vent de panique qu’elles ont fait souffler, combien de sociétés du CAC 40 penseraient aujourd’hui à vendre en ligne, auraient adhéré à une place de marché ou s’enorgueilliraient des gains de productivité réalisés grâce à leur intranet ?L’avantage au ” first mover ” était donc une légende ? Non, car il a fonctionné pour les tout premiers arrivés : Yahoo!, e-Bay et Amazon. Ceux-là ont débarqué en terrain vierge, et ont pu jouer à plein du marketing viral, le bouche-à-oreille du web. Les autres, nés après 1997, et même pionniers sur leur niche (à quelques mois près…) ont appris à leurs dépens qu’installer une marque coûte des centaines de millions de francs et prend du temps.Pour les ” petits jeunes “, les fenêtres d’opportunité se sont refermées. En France, l’époque où toute idée.com était une bonne idée n’a pas duré un an. Le bilan est-il pour autant si négatif ? Quelques entrepreneurs, les plus médiatisés, ont fait fortune (il est vrai qu’ils ne se comptent que par dizaines). Les autres ne perdront pas tous leur mise : il y a six mois, la moitié des dirigeants de start-up s’attendaient à fusionner avec un grand groupe français ou international. Quant aux salariés licenciés, si tu en fais partie, ne te fais pas trop de souci : ton expérience sera utile ailleurs, et bien valorisée.Rien de tout cela ne te console ? Tu t’en veux d’avoir déroulé un tapis rouge que d’autres vont fouler ? C’est une constante de l’Histoire. Regarde les radios libres : au départ, elles étaient des milliers et, vingt ans après, il ne reste qu’un seul groupe purement FM et vraiment installé, NRJ. Les autres pionniers des ondes ont au moins le mérite d’avoir révolutionné le secteur : désormais, tout le monde a le droit de préférer Diziz la Peste à Sardou ou à Bouvard. Mais si l’aventure t’a interpellé, si tu crains vraiment de ne pas t’en remettre, tu peux toujours réaliser ton rêve : rejoins une lamasserie au Tibet. Là-bas, les moines recrutent encore.

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Christine Kerdellant