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Jean Zeid : « Les joueurs ont un cerveau »

Mal aimé, le jeu vidéo ? Pas par tout le monde, comme l’explique Jean Zeid, diplômé de philosophie et animateur de Nouveau monde, sur France Info, après la polémique autour de l’émission d’Arte. Interview.

Il y a une semaine, la diffusion sur Internet d’extraits de l’émission Philosophie, sur Arte, provoquait la colère des internautes (lire notre article). L’historien des lettres et de la philosophie Colas Duflo et le présentateur Raphaël Enthoven y enchaînaient les clichés sur les joueurs, évoquant tour à tour des « têtes d’abrutis », leur  « isolement » et leur « addiction », avant, pour le premier, de se dire quelques jours plus tard « sincèrement désolé ». 01net. a demandé à Jean Zeid, présentateur d’une émission consacrée aux jeux vidéo sur France Info, l’éclairage d’un passionné pour qui philosophie et jeu vidéo ne sont pas exclusifs l’un de l’autre.



Jean Zeid
Jean Zeid – Jean Zeid

01net. : Vous animez une émission sur le jeu vidéo et vous êtes diplômé de philosophie. Qu’avez-vous pensé de l’extrait de Philosophie consacré aux jeux vidéo ?
Jean Zeid :
D’abord, je dois préciser que je connais un peu Raphaël Enthoven pour l’avoir invité plusieurs fois sur les antennes de Radio France. C’est un homme que j’apprécie. J’aime aussi son émission Philosophie, rare moment de pensée en action dans un monde télévisuel qui en manque parfois cruellement. Je précise également qu’elle est enregistrée dans les conditions du direct, sous forme de dialogues socratiques en quelque sorte. Ce qui est une des qualités du rendez-vous mais ouvre parfois, comme ici, la porte à des raccourcis.
En revanche, je ne connais pas l’œuvre de Colas Duflo [maître de conférences en philosophie et professeur de littérature à Amiens, qui a beaucoup travaillé sur le concept de jeu, comme dans Le Jeu de Pascal à Schiller (PUF, 1997) ou Jouer et philosopher (PUF, 1998) à lire ici].
Toutefois, il s’agit d’un extrait de l’émission, donc de quelque chose de tronqué par définition. Mais le raisonnement peut être pris comme un tout, il a un début, une fin, et, surtout, il n’est pas flatteur pour son auteur. Trop de raccourcis, d’imprécisions, de méconnaissance, d’allers et retours dans la pensée entre le jeu vidéo et le jeu en général, brouillant les pistes et attirant les amalgames. Je comprends très bien la réaction des gamers – qui ont aussi un cerveau, merci pour eux. Je pense cependant que la polémique dépasse les propos de Duflo. C’est le traitement médiatique des jeux vidéo, depuis des années, qui a fait surgir les réactions comme une supernova après la diffusion de cette émission.

Jouer et philosopher
Jouer et philosopher – Jouer et philosopher

« Trop de raccourcis, d’imprécisions. »


Je m’explique. Si je décortique le jugement de Colas, je trouve en fait cela : l’ignorance du monde du jeu vidéo, rien de plus, rien de moins. Il part ainsi d’une photo de joueurs en réseau peu flatteuse. Mais c’est vrai qu’avec ce type de jeu on (je dis bien « on ») a souvent l’air bête. Et alors ? Tout aurait pu – aurait dû – s’arrêter là. Mais Duflo continue. De la photo « pathétique » remplie de « têtes d’abrutis », il passe à la solitude du joueur : le nolife. Raccourci.
A ce moment-là, la pratique du jeu à outrance, pas seulement du jeu vidéo mais de tout jeu, est assimilée à une drogue par Raphaël Enthoven. On dirait presque un piège. Duflo plonge, louant la gloire des sportifs de haut niveau (le dopage, il connaît ?) face à ces nolife, ces joueurs de jeux vidéo, donc, « à qui le jeu ne semble pas faire du bien ». Amalgame.
Là s’arrête en réalité la pensée Duflo sur le jeu vidéo dans cet extrait. Le duo ne parle plus alors que du concept de jeu en général. Mais le mal est déjà fait, le public a fabriqué ses propres raccourcis et, quand il évoque l’addiction sans drogue, on ne peut que penser à cette thématique médiatique récurrente autour des loisirs vidéoludiques et de leur dangerosité fantasmée. Je rappelle que l’addiction sans drogue, hormis celle des jeux d’argent peut-être, n’est absolument pas prouvée, ni par les psychiatres ni par les psychologues, qui ne sont de toute façon absolument pas d’accord entre eux.


« Dans le jugement de Colas s’exprime l’ignorance du jeu vidéo, rien de plus. »


Après des années de ce régime médiatique, cet extrait a donc enflammé les gamers, qui ne s’attendaient pas à réentendre pour la énième fois de tels propos dans la bouche d’un philosophe. En revanche, la polémique est clairement disproportionnée, comme le dit Duflo en réponse aux nombreux commentaires suscités. Arte, bonne joueuse, a également publié sur son site une parodie créée par des joueurs, je le précise. Enfin, dernière petite chose, le concept de « légalité ludique » de Duflo est paradoxalement passionnant, notamment dans le cas des jeux à monde ouvert, pour peu que l’on daigne éprouver un peu plus le jeu vidéo au lieu de rester à la surface des choses.

N’est-il pas possible de penser autrement le jeu vidéo quand on est philosophe ?
Bien sûr que si, et ils existent, ces philosophes ! On en revient toujours à l’expérience. Celui qui regarde quelqu’un jouer sans avoir éprouvé lui-même les sensations incroyables du jeu vidéo ne peut pas comprendre le joueur. Lisez par exemple Pop philosophie, livre d’entretiens composé de dialogues inspirés entre le journaliste Philippe Nassif et le philosophe Mehdi Belhaj Kacem.
Je cite Mehdi Belhaj Kacem, qui parle d’une expérience d’écriture à la campagne : « C’était l’époque d’Esthétique du chaos, et comme je ne lis pas quand j’écris des livres, que j’étais tout seul à la campagne et que j’avais déjà contracté le virus du jeu vidéo, j’écrivais toute la journée, puis je jouais toute la nuit et je me levais tard. Tomb Raider 2, surtout la deuxième partie, est extraordinaire. C’est évident que les jeux vidéo te procurent des sensations qu’aucun autre médium ne leur dispute. » Et c’est un philosophe qui le dit.

A France Info, vous avez constaté des préjugés similaires lorsque vous avez proposé une émission culturelle sur le jeu vidéo ?
Absolument pas. C’est même tout le contraire. Philippe Chaffanjon, le directeur de la station, a voulu ce journal du jeu vidéo, rendez-vous hebdomadaire de 7 minutes le vendredi à 17 h 20 sur France Info. Il en a très bien compris les enjeux culturels. Une grande partie des Français jouent, tout simplement. Et France Info doit être le reflet de leurs pratiques. Catherine Pottier, la journaliste qui présente la tranche 17 heures-19 heures sur Info et qui est avec moi pendant le journal du jeu vidéo, n’est pas une joueuse. Pourtant, elle aime sincèrement participer à ce rendez-vous, sans préjugé et avec beaucoup de curiosité.

Comment expliquez-vous qu’en 2010 puissent cohabiter des discours aussi éculés et des tentatives pour parler du jeu vidéo dans un registre manière plus culturel, comme votre émission sur France Info ou le livre d’Alexis Blanchet Des pixels à Hollywood ?
Parce que le jeu vidéo est un art jeune à mon sens. Il a à peine plus de 30 ans. A son âge, le cinéma était encore regardé comme un divertissement post-phénomène de foire. Il a fallu attendre encore 20 ans pour qu’il soit élevé au rang d’art par la Nouvelle Vague. Pour conclure, je citerai encore Mehdi Belhaj Kacem : « Tôt ou tard, il y aura forcément un critique malin, avec une belle plume, un cerveau, qui nous montrera comment ces jeux sont inventifs et beaux. » A vos plumes…

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William Audureau