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Haine sur Internet : faut-il une surveillance automatique et préventive ?

Face au déferlement des propos haineux sur la Toile, le gouvernement veut renforcer les mécanismes de répression et de surveillance. Mais jusqu’à quel point est-ce tolérable ? Interview avec Christine Lazerges, présidente de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH).

Depuis quelques semaines, le gouvernement multiplie les déclarations en faveur d’une lutte renforcée contre les propos haineux sur Internet. Le président François Hollande s’est exprimé à ce sujet à l’occasion du diner annuel du CRIF, le 23 février dernier. La semaine précédente, le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve a rencontré les géants du web de la Silicon Valley dans le but d’améliorer la lutte contre la propagande terroriste en ligne. Pour sa part, Christiane Taubira, ministre de la justice, a déclaré le dimanche 22 février que le gouvernement cherche à renforcer l’arsenal juridique pour contrer le racisme et l’antisémitisme sur Internet.

De fait, un projet de loi serait en cours d’élaboration, qui pourrait être présenté par Manuel Valls très prochainement, avec à la clé une plus grande répression et une responsabilité renforcée pour les acteurs de l’Internet. Mais n’est-ce pas un risque pour la liberté d’expression ? Nous avons interrogé Christine Lazerges, présidente de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH). Cet organisme a publié récemment un avis sur la lutte contre les discours de haine sur Internet.

01net.com: Une personne confrontée à un contenu choquant sur Internet peut avoir du mal à faire la distinction entre liberté d’expression et discours de haine. Comment faire la différence?

Christine Lazerges: La liberté d’expression est un droit fondamental, et le web offre une formidable tribune au pluralisme des opinions et des idées. Pour autant, ce n’est pas un espace de liberté totale. On peut parfaitement défendre des idées choquantes, mais il ne faut que cela remette en cause notre « vivre ensemble » démocratique par l’expression de la haine d’autrui. La liberté certes, mais l’internet n’est pas une zone de non-droit.

Les discours de haine caractérisent des abus de la liberté d’expression qu’il faut combattre. Ils englobent toutes les formes d’expression qui peuvent offenser ou encourager le mépris, l’hostilité ou la violence envers des ethnies, des groupes religieux, les femmes ou encore les minorités en général.

Nous pensons que le meilleur cadre pour lutter contre ces abus, y compris sur Internet, est la loi sur la liberté de la presse de 1881. Celle-ci définit de manière subtile l’équilibre à maintenir entre la liberté d’expression et ses limites. Elle apporte aussi davantage de garanties aux citoyens et empêche toute répression démesurée.

Pourtant, la loi du 13 novembre 2014 a fait entrer l’apologie du terrorisme dans le code pénal, alors que cette infraction était auparavant réprimée dans la loi de 1881…

C.L: C’est exact, et nous nous étions d’ailleurs opposés à cela dans notre avis du 25 septembre dernier. Cela se justifie pour des provocations suivies d’effet, lorsque des propos génèrent des actes de terrorisme. Mais en dehors de ces cas précis, nous pensons qu’il faudrait rester dans le cadre de la loi de 1881.

De nombreuses comparutions immédiates pour apologie du terrorisme ont eu lieu à la suite des attentats de janvier, avec à la clé des condamnations. Etaient-elles justifiées?

C.L.: Pour certaines oui, pour d’autres non. Sous le coup de l’émotion la répression a été très excessive. Les procédures d’urgence ne sont pas adaptées pour juger de telles infractions, et cela est d’autant plus vrai que la loi du 13 novembre 2014 reste très vague sur la définition de l’apologie du terrorisme. C’est pour cette raison que les jugements rendus sont d’une extrême disparité. L’incompréhension que cela suscite auprès de l’opinion publique ne peut qu’être contreproductive pour la lutte contre les discours de haine. Il faudrait donc, au minimum, que le législateur précise ce qu’il entend par « apologie du terrorisme ».

La CNCDH estime que la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) est « ineffective ». Pourquoi?

C.L.: Parce que nombre de ses dispositions ne sont pas appliquées. C’est le cas, en particulier, des dispositions pénales de l’article 6, qui sanctionnent les acteurs de l’Internet qui omettent de mettre en place un dispositif de signalement.

Par ailleurs, les auditions conduites à la CNCDH ont établi un manque de coopération des acteurs étrangers avec les autorités françaises. Les premiers revendiquent leur extranéité [i.e. leur qualité d’étranger, ndlr] et considèrent que la loi française ne les concerne pas… Or, sans le concours de ces prestataires, il est extrêmement difficile d’identifier l’auteur d’un propos illicite. Nous pensons que l’article 6 concerne toute entreprise exerçant une activité économique sur le territoire français. C’est pourquoi nous recommandons à l’Etat d’élargir le champ d’application territorial de la LCEN. Cela nous semble être une étape essentielle pour la conquête par l’Etat de sa souveraineté numérique.

Vous dites également qu’il faut responsabiliser davantage les prestataires Internet qui jouent « un rôle actif » sur les contenus mis en ligne. De quoi parle-t-on exactement?

C.L.: Certains prestataires ne font qu’héberger passivement un contenu, d’autres lui appliquent un traitement personnalisé, par le biais d’un référencement, d’un classement, d’une recommandation, etc. C’est le cas, de plusieurs grandes entreprises commerciales du web. Dans la mesure où ces acteurs ont un rôle actif sur le contenu, ils devraient être soumis à une responsabilité renforcée, avec l’obligation de détecter de manière préventive des contenus susceptibles de constituer une infraction.

Cette détection se ferait au moyen d’algorithmes basés sur les vecteurs sémantiques et les contextes. Si ces acteurs ont les ressources techniques pour faire des recommandations personnalisées complexes dans un but commercial, ils devraient également avoir la capacité de détecter des propos haineux…

Une telle surveillance sémantique fait penser à Big Brother. Ne serait-ce pas un risque pour la liberté d’expression?

C.L.: Non, car il ne s’agirait que de détecter, pas de supprimer. A charge pour le prestataire de contacter ensuite les autorités publiques. Nous ne voulons ni d’une régulation a priori des contenus privés, ni d’une censure privatisée.

La position de la CNCDH est donc équilibrée et doit se lire comme un tout faisant système. A ce propos, le Procureur général Marc Robert recommande également, dans son rapport sur la cybercriminalité, que les prestataires de l’Internet soient soumis à une obligation de surveillance préventive [avec toutefois une différence notable : tous les prestataires seraient concernés, voir proposition n°25, p. 185, ndlr].

 

Lire aussi:

Le rapport sur la cybercriminalité alerte les défenseurs des libertés citoyennes, le 02/07/2014
Cybercriminalité: Cazeneuve veut «responsabiliser» les acteurs du Net, le 20/01/2015

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Gilbert Kallenborn