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Bras de fer intercontinental autour des brevets logiciels

Le logiciel a toujours voulu être une industrie. Mais à la différence d’autres ” produits industriels “, il est exclu du champ d’application des brevets. Jusqu’à quand ?

L’importance des technologies de l’information ?” en particulier du logiciel ?” dans l’économie actuelle, la concurrence de plus en plus vive et le volume des investissements nécessaires semblent plaider pour une protection accrue du logiciel. Naturellement, l’idée de sa brevetabilité fait son chemin. Elle est promue à la fois par de grands éditeurs, souhaitant protéger leurs investissements en recherche et développement, et par les principaux organismes spécialisés dans l’attribution des brevets ?” avec, à leur tête, le United States Patent and Trademark Office, et l’Office européen des brevets (OEB). Cette brevetabilité n’a-t-elle pas déjà fait ses preuves dans la plupart des autres domaines de l’ingénierie ?Or, le cadre juridique de la protection des logiciels relève toujours du droit d’auteur et de la propriété intellectuelle en tant que création d’une ?”uvre originale de l’esprit, comme pour un livre. Leur spécificité a été reconnue ?” depuis la convention de Munich, en 1973, qui les a exclus du champ d’application des brevets. Les Etats-Unis, mais également les pays européens, ont alors choisi de recourir au droit d’auteur.

Le tollé du logiciel libre contre l’activisme pro-brevets

Aujourd’hui, l’Europe et ses pays membres sont en pleine consultation sur une éventuelle brevetabilité des programmes informatiques dans le cadre de la réforme du système européen des brevets. L’OEB avait pris les devants en publiant, l’été dernier, une directive interne confirmant sa pratique d’acceptation des brevets logiciels. A Bruxelles, comme à Paris, la réflexion engagée il y a deux ans et qui permettrait de clarifier la situation, n’est cependant pas encore arrivée à son terme.Cet activisme pro-brevets a provoqué un tollé, en particulier dans la communauté du logiciel libre. Ses associations (Aful, April, Eurolinux) s’élèvent fortement contre tout changement de la protection des logiciels. Leur principal argument pour s’opposer aux brevets est leur inadaptation aux développements informatiques.

La peur du procès, une arme pour les grands éditeurs

“Le brevet est un principe économique et non moral. Il encourage les inventeurs à publier leur invention, en leur octroyant des droits d’exploitation monopolistique pour vingt ans, explique Stéphane Fermigier, président de l’Aful. Mais dans le domaine des logiciels, les progrès sont plus rapides qu’ailleurs. Dans l’informatique, a-t-on besoin de nouveaux monopoles ? Le brevet logiciel n’incite pas son détenteur à innover. Il est beaucoup plus intéressant d’attaquer les autres qui utiliseraient son brevet. Ce dernier devient alors un instrument de terrorisme juridique pour les grandes sociétés qui se servent de la peur du procès pour exercer un chantage sur des concurrents plus modestes.” D’ailleurs, selon lui, le système actuel de protection s’adapte particulièrement bien aux logiciels. “Avec le droit d’auteur, un programmeur utilise une licence pour autoriser la copie, la publication, etc. Ce système convient aussi bien au développement traditionnel qu’au logiciel libre.”Sans être lui-même partisan des logiciels libres, Me Olivier Iteanu, avocat auprès de la cour d’appel de Paris et membre de l’Isoc (Internet Society), s’oppose également à la brevetabilité pour éviter l’insécurité juridique. “Avec le droit d’auteur, le logiciel connaît déjà un système de gestion complet et complexe qui existe depuis vingt ans. En superposant un nouveau mécanisme de protection, on aboutit à un situation équivalente à celle du droit des marques.” Il est difficile de déposer une marque valable, car il faut tenir compte de celles déjà déposées, mais aussi des dénominations commerciales, des noms patronymiques, des noms de domaines, etc.

Un risque de procédures juridiques longues et hasardeuses

Avant tout acte de création, le développeur va devoir vérifier qu’il n’existe pas de brevet antérieur. Ce qui va entraîner des surcoût importants : expertise, recherche d’antériorité, etc. D’autre part, selon Me Iteanu, cela va être à l’origine des procédures juridiques plus longues et plus hasardeuses : “En France, seuls dix tribunaux peuvent s’occuper des litiges liés aux brevets. Et 50 % des procédures en contrefaçon de brevets n’aboutissent pas : soit il est déclaré nul, soit la contrefaçon n’existe pas.” Pour le Medef, qui a tranché dès novembre 1999, “permettre clairement et officiellement aux entreprises françaises et européennes de protéger, par des brevets, leurs efforts de recherche et développement et leurs innovations… est un objectif urgent et essentiel pour qu’elles puissent être en mesure de lutter à armes plus égales avec leurs concurrents d’outre-Atlantique et d’Extrême-Orient”. Mais, en parallèle, le patronat français rappelle qu’il importe“que seules les véritables inventions puissent faire l’objet de brevets délivrés.” C’est bien là que le problème se pose.Alors que le brevet a été institué pour faciliter la progression des connaissances, à travers la description précise du processus protégé, son application au secteur logiciel se heurte à plusieurs difficultés. De nombreux “mauvais” brevets ont été accordés depuis le milieu des années quatre-vingts aux Etats-Unis, et le résultat de la pratique américaine en la matière provoque un sentiment d’insécurité dans l’industrie. Ses acteurs craignent, le plus souvent, de voir leurs activités traditionnelles brevetées et soumises à redevance.Le Syntec Informatique s’engage lui aussi dans la brèche, mais avec davantage de prudence : “Nous ne sommes pas opposés à une brevetabilité du logiciel, mais nous souhaitons participer à un encadrement de cette activité”, explique Anne de la Tour, déléguée juridique du syndicat.

En France et en Europe, la décision est longue à prendre

Officiellement, le gouvernement ne se prononce toujours pas, quatre mois après avoir recueilli l’avis de l’Académie des technologies appelant à une brevetabilité “encadrée”, et malgré les conclusions du rapport du groupe de travail interministériel “Quelles protections pour les logiciels ?”, piloté par la direction générale de l’Industrie, des Postes et des Technologies de l’information, qui a établi la liste de divers enjeux soulevés par ce dossier.Coté Commission européenne, la direction générale Marché intérieur avait lancé, en octobre 2000, une consultation afin de connaître les positions des pays membres et des acteurs concernés. Les résultats n’ont pas encore été publiés. Pourtant, l’OEB, qui délivre depuis plusieurs années des brevets sur des procédés mises en ?”uvre par ordinateur, s’est engagé plus avant. Désormais, il accepte des revendications (*) portant sur le logiciel en tant que tel. Toutefois, rien ne prouve que la Commission européenne le suivra sur ce terrain.En France, un certain nombre d’organismes professionnels ne pourront prendre position. Par exemple, le Groupement français de l’industrie de l’information, qui compte des membres aux intérêts divergents, ce qui ne facilite pas l’émergence d’une décision commune. Cela n’empêche pas le responsable du groupe de travail ?” Olivier Spinelli, par ailleurs directeur associé d’Arisem ?” qui planche sur le sujet, d’être opposé au brevet logiciel à titre personnel. Du côté des utilisateurs, le Club informatique des grandes entreprises françaises indique que, jusqu’à présent, ce sujet n’a pas encore figuré à son ordre du jour, mais qu’il devra y penser.(*) Un dossier de dépôt de brevet comprend une description de l’invention, éventuellement illustrée par des dessins, et l’énoncé d’une ou de plusieurs revendications ou caractéristiques techniques pour lesquelles la protection est recherchée.

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Stéphanie Chaptal, Christine Peressini et Philippe Davy