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Le roman à mille mains

Qui parle de déprime des technologies numériques ? Les industriels et les structures établies qui souffrent. Mais pas les inventeurs, qui continuent d’explorer la matière numérique. Dernier indice en date ? Exit Strategy, roman libre et collaboratif.

Exit Strategy, un texte écrit en 2008 puis discrètement déposé sur le Réseau, est retrouvé 208 ans plus tard. Ses quatorze chapitres narrent une complexe intrigue informatico-financière qui fait la part belle à la fois à la technologie et à la spéculation économique. L’intrigue est plutôt crédible pour tous ceux qui se sont penchés sur la Net-économie et la bulle Internet ces dernières années. Jusqu’ici, rien de bien original.Mais Douglas Rushkoff, l’auteur, a eu deux idées qui confèrent à son travail une dimension toute nouvelle. D’abord, le texte est librement disponible sur le Web. Ensuite, les lecteurs sont invités à y contribuer en y ajoutant des notes. L’hypothèse d’écriture qui leur est proposée est la suivante : pour les hommes du XXIIIe siècle, le sens de ce récit du XXIe iècle n’a plus rien d’évident. Le lecteur-commentateur-annotateur est invité à se glisser dans la peau d’un historien anthropologue, et à éclairer de ses ajouts les différentes références au fonctionnement de la société actuelle, devenues incompréhensibles. Il est aussi possible d’annoter les apostilles proposées par un autre contributeur.Par exemple, l’auteur suppose qu’en 2200 et des poussières, personne ne sait plus trop ce qu’étaient Microsoft, le Nasdaq ou un accès Internet haut débit (vous trouvez ça utopique ? Pour ma part, j’aime assez l’hypothèse). Personne ne se souvient très bien non plus de ce qu’était l’argent, il faut donc rappeler au lecteur que fut un temps où un système de bouts de papier, de morceaux de métal et de chiffres inscrits sur un relevé bancaire était la clé du pouvoir personnel et de la capacité d’action de chacun dans la société.Et même le terme ” je “, qui ouvre le roman, est mis en cause. S’agissait-il de désigner par là une forme illusoire d’existence individuelle ? Une intelligence artificielle capable de générer un tel texte ? En tout état de cause, pour les hommes du XXIIIe siècle, la notion de ” je ” a évolué et ne peut plus se penser dans le simple rapport dualiste individu-collectivité ?” pour ceux qui trouvent cette hypothèse idiote, rappelons que la Grèce antique ne disposait pas, jusqu’au IVe siècle environ, d’une notion de volonté apte à caractériser l’individu par ses actes, la notion de ” je ” a donc bien évolué au cours du temps.Rien d’étonnant, d’ailleurs, à l’abondance de commentaires qui entourent ce ” je “. L’auteur, le narrateur, autant de modes de classification habituels qui sont mis en cause.Bref, le lecteur est aussi l’auteur de cette fiction participative. Et Douglas Rushkoff reconnaît n’être que l’initiateur d’une oeuvre collective qu’il ne serait pas parvenu à réaliser seul. Encore plus, il a transformé la notion patrimoniale et privée de roman en un système vivant grâce auquel les contributeurs dialoguent. D’ailleurs, la version papier intégrant l’état actuel des notes va être imprimée ces jours-ci. Elle disposera de larges marges, pour que les lecteurs puissent continuer à commenter. Et réinjecter ensuite leur participation en ligne.Pendant ce temps-là, un passant convaincu que l’Histoire ne se renouvelle jamais jette un “ça ne marchera jamais votre truc”. On en reparle au XXIIIe siècle ?www.yil.com


www.wired.comProchaine chronique le jeudi 14 mars 2002

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Renaud Bonnet