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Une stratégie télécoms née d’une intime conviction

En six ans, Serge Tchuruk a transformé un conglomérat français, ?”uvrant dans le transport ou l’énergie, en numéro 1 mondial de l’équipement télécoms. Un exploit qui a un coût : en 2001, la perte avouée frôlait les 5 milliards d’euros.

Lorsque Serge Tchuruk accède à la fonction de PDG d’Alcatel Alsthom en juin 1995, il découvre un conglomérat reposant sur quatre piliers : le transport et l’énergie (GEC Alsthom), l’ingénierie électrique (Cegelec), les câbles et les télécommunications. C’est cette année-là également que le groupe apporte l’ensemble des activités de son pôle presse à Havas, devenant ainsi un des premiers actionnaires du pôle de médias.Confronté à la fois aux problèmes judiciaires de Pierre Suard, prédécesseur de Tchuruk à la tête d’Alcatel Alsthom, et à des accusations de surfacturation au détriment de France Telecom, le groupe traverse une crise aiguë. Une crise d’autant plus grave que la rentabilité de cet ensemble un peu hétéroclite commence à baisser dangereusement. “Serge Tchuruk et Jean-Pierre Halbron, son directeur financier, se sont alors attelés à la tâche avec beaucoup de courage”, se rappelle un ancien. Sans vraiment mettre de gants : les deux compères décident de passer une provision de quelque 24 milliards de francs (3,66 milliards d’euros) dans les comptes 1995 du groupe, histoire de solder l’ère Suard. Dans son récent livre, L’Envol saboté d’Alcatel Alsthom (1), Pierre Suard dénonce ce choix, notant que “les charges exceptionnelles non récurrentes imputées à l’exercice 1995 correspondaient à l’évidence à la volonté de se donner de l’aise pour les exercices suivants.”Alcatel Alsthom affiche finalement une perte de 25,6 milliards de francs (3,9 milliards d’euros) en 1995. Six ans plus tard, fin 2001, la perte avouée par l’Alcatel de Serge Tchuruk s’élève à 4,9 milliards d’euros ! Un record qui sonne comme un retour à la case départ. Comme si l’histoire n’était qu’un vulgaire recommencement. Pourtant, personne ne remet en cause la gestion de Serge Tchuruk. À près de 65 ans, ce patron brillant et impatient, réputé pour son tempérament autoritaire et colérique, incarne l’excellence technologique française. Personne même n’exige son départ. Au contraire ! “Le débarquer aujourd’hui serait une erreur fondamentale !, s’exclame André Chassagnol, analyste chez Paresco Equities. Car il a réussi à insuffler un nouvel esprit à cette entreprise, à la réorganiser en profondeur.”

La volonté d’un homme

Et il est vrai qu’aujourd’hui, Alcatel ne ressemble plus en rien à Alcatel Alsthom. Par la volonté d’un homme. C’est Serge Tchuruk, et lui seul, qui a décidé de transformer le conglomérat façonné au c?”ur des années 1980 en un équipementier télécoms pur et dur. “Je suis de ceux qui pensent qu’une équipe de management ne peut exercer vraiment ses compétences que dans un seul métier”, déclarera-t-il plus tard.Oh, bien sûr, ce polytechnicien ombrageux, né à Marseille le 13 novembre 1937, a pris le temps de la réflexion avant de tout miser sur les télécommunications. Début 1997, à l’occasion de la publication du rapport annuel 1996, il annonçait encore que “le groupe confirme résolument son ambition de figurer au tout premier plan mondial dans chacun de ses métiers.”Petit à petit, cependant, l’idée a germé que l’avenir d’Alcatel Alsthom se jouerait dans les télécoms. Petit à petit, la conviction que ce marché allait exploser durablement s’est imposée à cet esprit brillant. “À l’époque, se rappelle un collaborateur, on croyait que cette industrie allait enregistrer des taux de croissance annuels de 15 à 20 % de manière durable. C’est sur la base de cette hypothèse ?” totalement fausse ?” que les choix de Tchuruk se sont opérés.” Les analystes financiers réclamaient alors ce mouvement de concentration, tandis que des dizaines d’entre eux en vantaient les perspectives mirifiques. Comment résister à cette pression ? Comment se priver d’un tel pactole ?Une fois sa décision prise, Tchuruk a foncé. Il éloigne le groupe de l’énergie, des transports et de l’ingénierie électrique de telle sorte que, avec l’acquisition de l’Américain DSC (transmission à haut débit, réseaux intelligents) en septembre 1998, Alcatel génère plus de 80 % de son chiffre d’affaires dans les télécoms. Coup double : désormais, le groupe réalise plus de 20 % de ses ventes aux États-Unis ?” c’était l’autre objectif de Tchuruk. À bien des égards donc, l’acquisition de DSC a constitué un tournant crucial dans le positionnement d’Alcatel. La machine n’allait plus s’arrêter. Car Serge Tchuruk savait que, pour percer sur ce marché des télécoms dominé par les Anglo-saxons (Cisco, Lucent Technologies, Nortel Networks) ou par les Européens du nord (Nokia, Ericsson), il fallait impérativement investir de 10 à 12 % du chiffre d’affaires dans la R & D et compenser certaines faiblesses en achetant les technologies qui faisaient défaut à Alcatel.Des milliards d’euros seront investis dans cette stratégie qui a fait d’Alcatel le premier équipementier télécoms du monde. “Serge Tchuruk mérite incontestablement des éloges pour la manière dont ses équipes ont réussi à hisser Alcatel à la première place mondiale dans toute une série de technologies-clés, comme les câbles sous-marins, l’ADSL, la fibre optique, les ATM [Asynchronous Transfer Mode, ndlr]”, souligne un de ses proches(2).

Tailler à vif

Certes. Mais à quel prix… Des dizaines de milliers d’emplois supprimés, des dizaines d’usines cédées à des sous-traitants. Et, depuis de longs mois, un véritable naufrage économico-financier. Rien qu’en 2001, le chiffre d’affaires d’Alcatel a été amputé d’un cinquième, passant de 31,4 milliards d’euros en 2000 à 25,3 milliards. Pas plus tard que cet été, les agences de notation Moody’s et Standard & Poors ont même dégradé la dette de l’équipementier au rang de junk bond (obligation pourrie), alors que la capitalisation boursière de l’entreprise plongeait. Fin 2000, elle atteignait encore 75 milliards d’euros. Début juillet 2002, elle enfonçait le plancher de 10 milliards. Fin juillet, l’entreprise ne valait plus que 6,4 milliards d’euros. À qui la faute ? “L’histoire d’Alcatel ces dernières années, c’est l’échec d’une stratégie, d’une analyse marketing, tranche un connaisseur. Ce n’est pas l’échec d’un homme.” Attaqué de toutes parts, le PDG d’Alcatel défend son bilan avec énergie, face aux médias, face aux analystes financiers, face à des milliers de petits épargnants lessivés. En patron responsable, il se plaît à répéter qu’Alcatel a moins souffert de la crise que ses concurrents ; qu’Alcatel est mieux placée pour profiter d’une reprise ?” qu’il juge inévitable ?” des investissements en infrastructures télécoms. “C’est au moment où les crises arrivent que se modifie le positionnement des sociétés les unes par rapport aux autres. La seule chose qui importe ? Le comportement de notre entreprise vis-à-vis de ses pairs”, déclare-t-il dans La Tribune en septembre 2001.Et s’il se trompait ? Et si l’industrie des télécoms ne redémarrait pas en trombe ? Et si elle ne menait pas à l’Eldorado promis ? Cette hypothèse, Serge Tchuruk la balaie d’un revers de main. Il nourrit en effet l’intime conviction que les besoins en infrastructures télécoms ne connaîtront qu’un ralentissement passager et, qu’une fois maîtrisé le surendettement des opérateurs, les taux de croissance se gonfleront à nouveau. Probablement d’ici à 2003, voire 2004. Optimisme de circonstance ? Analyste du secteur pour Global Equities, Laurent Balcon considère en tout cas qu’“au niveau mondial, l’industrie des télécoms est entrée dans une logique de maintenance des infrastructures, une logique de renouvellement. Elle est devenue une industrie cyclique, comparable aux ” utilities ” [les services tels que l’eau, le gaz, l’électricité, les transports… ndlr].”

La relève attend l’appel

Des industries rentables, c’est vrai, mais dont les taux de progression ne se comparent en rien à ce que les télécoms ont dégagé par le passé, en 2000 par exemple. Les paris sont ouverts… Avec une date-butoir : 2003. En juin, le mandat de Serge Tchuruk expire. Il aura alors un peu plus de 65 ans. Moins d’un an avant cette échéance, l’intéressé n’a pas désigné de successeur officiel. “Les gens font des paris en interne, s’amuse un proche de Tchuruk. Mais le groupe a la chance de disposer d’un vivier maison d’une dizaine de candidats brillants. Désigner l’un d’entre eux aujourd’hui pourrait décourager les autres. Le calendrier d’une telle décision repose sur un équilibre subtil…” Une façon de reconnaître que le président d’Alcatel n’a pas l’intention de quitter le groupe en 2003 ? En tout cas, pas avant d’avoir remis la maison en état. Et ça, ce n’est pas pour demain.(1 ) Pierre Suard, ” L’Envol saboté d’Alcatel Alsthom “, Éditions France-Empire, mars 2002.
(2) Contacté à plusieurs reprises depuis juin dernier, le président d’Alcatel n’a pas souhaité répondre aux questions du “Nouvel Hebdo”.

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Michel Gassée