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Sur internet, le juge marque son territoire

Nos juges ne se sentent aucunement désarmés pour répondre aux différentes questions, qui peuvent leur être posées.

Le juge a horreur du vide. D’ailleurs, selon les termes de l’article 5 de notre Code civil, “le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice “. C’est ainsi que nos magistrats cherchent à combler ledit “vide juridique” qui serait créé par l’apparition de la communication en ligne. Ces juges font acte de création, de la même façon que Portalis [auteur du Code civil, ndlr] les y conviait en rappelant que “le cours de la justice serait interrompu, s’il n’était pas permis au juge de se prononcer que lorsque la loi a parlé. Peu de causes sont susceptibles d’être décidées d’après un texte précis : c’est par les principes généraux, par la doctrine, par la science du droit, qu’on s’est toujours prononcé sur la plupart des contestations “. Certains d’entre eux vont plus loin. D’autres, tout aussi créateur, font usage des sources classiques du droit.

Concours de “grands témoins”

Dans l’affaire J’accuse, qui oppose l’association du même nom aux principaux fournisseurs d’accès à internet en vue de les contraindre à filtrer l’accès des internautes au site raciste et antisémite hébergé aux États-Unis Front 14.org, le juge ne se limite pas à recourir aux différentes sources usuelles du droit. Constatant l’absence de réel débat public nécessaire à l’élaboration de la règle de droit, il en vient à organiser celui-ci en faisant venir à la barre des “grands témoins” tels que le philosophe Alain Finkielkraut, le journaliste Laurent Joffrin, le sociologue Rabinovitch ou encore des experts techniques.

Jugement d’un litige en ligne

D’autres juges font ?”uvre de création en faisant usage des moyens classiques pour façonner la règle de droit au monde de la communication en ligne. C’est ainsi que le premier vice-président du TGI de Lille a, le 10 juillet dernier, innové en se prononçant sur un litige opposant une association baptisée Le commerce du bois à la société américaine Codina à propos des droits d’utilisation du nom de domaine internet Bois-tropicaux.com. À cette occasion, le juge a marqué son territoire en statuant sur sa compétence, faisant fi des nationalités des parties et du lieu de leur siège social, considérant qu’en l’espèce, il a été constaté “que le site litigieux Bois-tropicaux.com était accessible à Lille, il ressort clairement que le dommage allégué a été subi par la demanderesse dans cette ville “.Sur le fond, constatant que le droit des marques est ici inapplicable au nom de domaine qui, de plus, n’est pas susceptible d’appropriation, le juge déclare qu’“en réservant le nom de domaine Boistropicaux.com, l’association s’est vue reconnaître un droit d’occupation sur ce terme, en vertu duquel elle est en droit de s’opposer à toute réservation d’un nom de domaine quasi identique destiné à profiter indûment de sa notoriété et à générer une confusion “. En décidant ainsi le juge lillois ne fait qu’appliquer au cas particulier l’article 2228 du Code civil, inchangé depuis plus de 200 ans, qui édicte que “la possession est la détention ou la jouissance d’une chose ou d’un droit que nous tenons ou que nous exerçons par nous-mêmes, ou par un autre qui la tient ou qui l’exerce en notre nom “.On le constate : nos juges ne se sentent en aucune manière désarmés pour répondre aux différentes questions, de portée sociale très différente, qui leur sont posées. Toutefois, si ces magistrats comblent avec succès un quelconque “vide juridique “, ils semblent aussi combler les territoires délaissés par les autres instances qui fondent notre système juridique et politique. Il serait peut-être alors nécessaire de leur imposer une règle similaire à celle édictée par l’article 5 cité à lentame de ce texte.* avocat, Coudert Frères

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Benoît de la Taille*