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Sébastien Bachollet (Icann) « La politique de la chaise vide de la France est une erreur »

Après les nombreuses critiques contre l’Icann, Sébastien Bachollet, membre du conseil d’administration, réagit. Pour lui, la France adopte une mauvaise stratégie.

Depuis des mois, l’Icann est sous le feu des critiques. Cette organisation américaine dont le rôle est d’attribuer les noms de domaine est critiquée sur son impartialité. Elle est suspectée de protéger les intérêts américains. Ces attaques sont devenues le point central dans les débats commerciaux avec le gouvernement américain qui a annoncé il y a quelques mois son intention de se détacher.

L’idée est d’en faire une organisation internationale dont le fonctionnement pourrait être calqué sur des organismes comme le comité international de la Croix-Rouge ou l’Organisation mondiale du Commerce.

Sur ces sujets, 01net a donné la parole à de nombreuses personnalités impliquées comme Nelly Kroes, commissaire européenne en charge du numérique, Axelle Lemaire, secrétaire d’État au numérique ou, plus récemment, Louis Pouzin, pionniers français de l’Internet. C’est désormais à Sébastien Bachollet, membre du conseil d’administration de l’Icann, de donner sa vision sur ces questions stratégiques. S’il soutient la France dans sa volonté de jouer un rôle dans l’Internet, il lui reproche sa méthode.

L’Icann est sous le feu de toutes les critiques. On la soupçonne d’être le bras armé de la politique économique américaine. Que répondez-vous à cela ?
Il faut avant tout regarder la réalité. Quand on réunit 3500 personnes pour nos réunions, comme à Londres récemment, il n’y a pas que des Américains et le but n’est pas de nuire aux autres. Certes, l’important n’est pas le nombre de participants, mais il exprime une forte mobilisation pour cette structure dont les acteurs sont internationaux et proviennent de toutes les sphères de la société. L’Icann est une organisation représentative. Évidemment, elle peut l’être plus et faire encore mieux. C’est d’ailleurs l’objectif des travaux en cours.

Qu’est-ce qui a changé entre les États et votre organisation ?
Il y a une bataille très claire pour savoir si ce sont les gouvernements ou une organisation multi acteur (multi stakehorlder) qui va gagner. Plutôt que d’avoir cette bataille, il serait plus intéressant de se mettre autour d’une table sereinement et d’essayer de voir quels sont les avantages et à quel endroit les gouvernements peuvent avoir un poids plus important. Mais pour cela, il faut participer et ne pas faire la politique de la chaise vide. C’est un investissement de long terme.
Pour ma part, et comme bien d’autres, je participe aux réunions depuis 2001 et pas seulement comme membre du Conseil d’administration. C’est cet investissement qui fait que j’ai été élu au board que je quitterai en octobre prochain. Si on veut faire bouger les choses, il faut le faire ensemble. Ça prend du temps.

« Aucun français ne s’est porté candidat au .vin »

Quand vous dites qu’il ne faut pas faire la politique de la chaise vide vous faites référence à la polémique sur le .vin ?
Oui, c’est ça, mais il faut quand même se rendre compte qu’on ne parle que de deux extensions, le .vin et le .wine. Mais qui parle de la quarantaine d’autres extensions dont les Français sont candidats ? Un certain nombre de grandes entreprises vont avoir leur extension. Même des régions françaises, l’Alsace, la Corse, la Bretagne ou Paris ont demandé la leur. Mais, comme c’est dommage, ni Bordeaux, ni la Bourgogne, ni la Champagne n’ont voulu y aller. C’est de la faute à qui ? À l’Icann ?

Quand Axelle Lemaire s’empare du dossier .vin, vous pensez que ça n’est que de la stratégie politique ?
C’est compliqué pour moi de répondre à cette question, car je suis à la fois français et membre du board. Je n’ai pas envie de me retrouver dans la situation de Gérard Depardieu et de devoir demander un  passeport à M. Poutine. Plus sérieusement, je pense qu’il y a une question de compréhension globale d’une situation complexe. Évidemment, si le gouvernement français s’empare d’un dossier pareil, c’est qu’il pense pouvoir en tirer un avantage. Mais lorsqu’il dit que s’il n’obtient pas gain de cause, il laissera sa chaise vide, que cherche-t-il ? A ce qu’on ne l’entende plus ? Cette stratégie mettra en difficulté l’ensemble des Français qui participent régulièrement aux travaux de l’Icann, que ce soit des représentants d’entreprises comme Orange, l’Afnic qui gère le .fr, des revendeurs de noms de domaine ou les avocats spécialisés sur ces questions.
Nous sommes dans un moment ou il y a un programme excessivement important avec des choses positives et d’autres qui ne le sont pas. Mais ce n’est pas quand on est sur le quai qu’on décide de changer de train. On est dans une situation ou il faut être présent pour s’exprimer, pas pour faire du chantage. Il aurait été préférable de s’investir depuis le début. Il est assez étonnant qu’un des prétendant au .vin soit une entreprise américaine. Je ne parle pas du .wine, mais bien du .vin. Pourquoi aucun français ne s’est porté candidat ? Aucun ne s’est mobilisé. Ça doit nous interpeler.

L’Icann en Suisse ? « Et pourquoi pas en France ? »

L’Icann arrive à un tournant de son histoire. Elle va passer d’une entreprise sous législation américaine à une organisation internationale, certainement de droit suisse. Comment vivez-vous cette transformation ?
Excusez-moi, mais nous n’en sommes pas encore là. J’aurais aimé que la France fasse une proposition pour accueillir notre structure. Plutôt que de dire qu’il faut que l’Icann quitte les États-Unis pour aller en Suisse…

Qui dit cela ? C’est le citoyen français ou le membre de l’Icann ?
Même si je le dis en tant que membre de l’Icann, c’est d’abord un citoyen français qui se dit qu’il y a mieux à faire. La Suisse est peut-être une solution, mais j’aurais aimé qu’on puisse trouver mieux. La France, et même l’Europe, aurait dû proposer quelque chose au lieu de proposer la Suisse qui n’est pas en Europe. J’aurais aimé plus d’imagination ou d’innovation. Quand on veut se battre pour des emplois, faisons venir l’Icann dans de bonnes conditions. Il y a 300 emplois à la clé. Pourquoi les offrir à la Suisse ? Je lance ça comme une proposition, une bouteille à la mer.

Dans ce que vous dites, la date butoir de 2015 pour le changement de statut semble compromise.
D’abord, l’Icann ne doit pas changer de statut. Ce qui est en discussion aujourd’hui, c’est un élément, et un seul. Il s’agit de la volonté du département du commerce américain de transmettre la responsabilité décisionnelle. Donc de mettre en place un processus multi acteur, pas une nouvelle structure. Pour faire cela, il n’y a pas besoin que l’Icann change de statut, ni même de lieu. On s’interroge sur la manière de faire évoluer l’Icann pour que l’on puisse rendre des comptes à ses participants (stakeholder).
L’affaire Snowden a joué un rôle d’accélérateur dans ces changements. Mais, depuis 1998, il a toujours été prévu que l’Icann devienne indépendante du gouvernement américain. Ca aurait pu se faire en 2002 ou en 2008. Aujourd’hui, on dit que c’est une conséquence de Snowden. Non, c’est surtout un concours de circonstances. Quand Fadi Chéhadé [Président-Directeur général de l’ICANN] et Steve Crocker [Président du Conseil d’administration], ont entamé des discussions avec le département du commerce, il n’y avait pas d’affaire Snowden. Par contre, il y a un lien entre le débat sur la gouvernance et Snowden. C’est parce que la présidente du Brésil et la chancelière allemande ont été écoutées que le NetMundial de São Paulo est né. Ça, c’est indiscutable.

« Oui, la fragmentation est un risque réel ! »

Vous étiez au Sénat lors de la remise du rapport de Mme Morin-Desailly. Que pensez-vous de ses propositions ?
D’abord, le côté positif est que les parlementaires s’emparent de ces sujets. Quand nous avons organisé le Forum de la Gouvernance d’Internet qui a eu lieu à Paris en mars, un seul parlementaire était présent. Dans d’autres pays, les élus sont plus nombreux à se mobiliser. Donc je trouve très bien que 32 sénateurs s’intéressent à ces questions. Pareil pour la commission numérique à l’Assemblée nationale sous la direction de Christian Paul et Patrice Martin-Lalande. Il faut cette mobilisation.
Mais quand on regarde de près le rapport du sénat, on voit la volonté des gouvernements à devenir les seuls décisionnaires. Ca, ce ne n’est pas acceptable. Il est nécessaire que les décisions soient prises par l’ensemble des parties prenantes. Je le dis haut et fort : les décisions doivent être multi acteurs.
Pour cela, nous n’avons pas besoin d’une instance différente, mais d’améliorer l’Icann. Pour cette tâche, nous avons besoin de tout le monde : du gouvernement, des parlementaires, des entreprises et des représentants des utilisateurs. Il n’y a pas d’autres solutions. On ne va pas réinventer la roue.

Louis Pouzin, l’un des pionniers de l’Internet, s’est lancé pour mission de concurrencer l’Icann. Que pensez-vous de son idée et de ses arguments ?
J’ai lu son interview. Je pense que ce projet est totalement en dehors des clous. On ne va quand même pas faire un autre Internet, sinon, pourquoi s’arrêter à deux. Pourquoi pas une centaine. Mais ça ne sera plus Internet. On a besoin d’une racine unique pour pouvoir échanger librement avec l’ensemble de la planète.
On ne peut pas non plus comparer une startup lancée par un expert de l’Internet d’il y a 50 ans avec une structure représentative comme la nôtre. Que M. Pouzin imagine faire de la concurrence, soit. Mais je crois fermement à la nécessité d’un seul Internet pour le bien des utilisateurs. Je veux pouvoir dialoguer avec mes amis sud-américains, australiens ou africains sans me demander dans quel sous-ensemble ils se trouvent.

La fragmentation à laquelle vous faites allusion est une menace réelle ou un chiffon rouge que l’on agite pour peser sur des négociations ?
Oui, elle est bien réelle. Même si ce n’est pas tout à fait cela, regardez ce qu’il s’est passé pendant les printemps arabes. On a bien vu qu’il était possible d’interdire à des utilisateurs d’accéder à la toile. Qu’on leur mette quelque chose ou non à la place, ça reste une forme de fragmentation. Sans Internet, ou avec un Internet fermé, je ne pourrais plus communiquer avec mes amis tunisiens autrement que par courrier papier ou par téléphone. Vous imaginez ? Oui, la fragmentation est un risque. Est-il réel ? Oui, la preuve. Que faut-il faire pour l’éviter ? Se retrousser les manches et de s’y mettre ensemble, et pas se battre les uns contre les autres. Il faut faire progresser l’idée d’un Internet neutre ouvert et pour tous.

Lire aussi :
Gouvernance d’Internet : le Sénat propose un plan ambitieux pour l’Europe (10/07/2014)
Louis Pouzin : « L’Europe doit construire une alternative à l’Icann » (03/07/2014)
Axelle Lemaire : « Le .vin va impacter les négociations transatlantiques » (30/06/2014)
Nelly Kroes : « Snowden a réveillé l’Europe et lui ouvre des opportunités » (17/06/2014)

 

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Propos recueillis par Pascal Samama