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Réseaux sociaux : de l’addiction à l’addition (1/5)

Omniprésents, au point que certains n’imaginent pas passer une journée sans Twitter ou poster sur Facebook, les réseaux sociaux offrent des outils séduisants, dont l’utilisation pourrait se payer au prix fort. Premier épisode de notre feuilleton noir.

En moins d’une décennie, l’adoption en masse des réseaux et médias sociaux a totalement transformé la stratégie de communication personnelle des internautes, mais également de la plupart des acteurs institutionnels. Les conséquences sociétales de cette révolution sont omniprésentes et d’ores et déjà profondes, particulièrement pour les plus jeunes qui ont grandi au contact de ces technologies.

Sans tomber dans l’exaspération du grand-père qui voit sa petite fille le nez scotchée à son téléphone portable ou dans la caricature – certes hilarante – du très provocateur éditorialiste Giles Coren dans les pages de The Australian – qui comparait Mark Zuckerberg à Hitler, pour avoir « abruti la planète » – est-il encore possible de tenter une analyse froide du phénomène et de son impact ?

Des vies contre un service

Comme n’importe quel service, un réseau social peut – entre autres – être évalué en comparant les coûts et les bénéfices. Les bénéfices des réseaux sociaux actuels sont déjà bien connus de leurs usagers ainsi que des communicants et ont fait l’objet d’un large traitement dans la presse. Le fait de pouvoir garder un contact permanent – bien que virtuel – et structuré avec un grand nombre de personnes est indéniablement l’un des grands progrès de ce début de siècle. Mais quels en sont vraiment les coûts ? On le sait, le modèle des principaux réseaux sociaux consiste à monétiser un service d’interconnexion sociale en exploitant le contenu fourni par les usagers (leurs informations personnelles, le contenu de leurs communications, etc.) afin d’offrir aux annonceurs des services de publicité toujours plus ciblée. L’usager paye donc en nature, au moyen de sa « vie privée ».

Vie privée

Mais de quoi parle-t-on au juste ? Le terme « vie privée » est lui-même problématique, et ne définit que partiellement cette notion. Nombre d’usagers ont une vision très triviale de leurs contributions. Si je décide, en mon âme et conscience, de partager ce détail infime de ma journée, un publicitaire y verra peut-être une occasion de m’accoster, mais après tout, quel mal ? La question, cependant, est plus complexe. Avec Facebook, mais également avec Google+, le montant total de vos contributions est supérieur à la somme des parties. Les données que vous générez sont soumises à des analyses automatisées de plus en plus complexes, conçues pour en extraire bien plus que ce qu’elles peuvent laisser transparaître au premier abord. L’essor des technologies prédictives, combinant les progrès de la psychologie sociale et de l’algorithmique, sont bien documentées et revendiquées haut et fort par les divers acteurs de l’industrie.

Ce que vous fournissez à votre réseau social, mais également toute votre activité de navigation externe, enregistrée et décortiquée par ce même réseau social, ouvre une fenêtre sur ce qu’en d’autres temps, on aurait pu appeler « le secret de votre âme ». Vos recherches, votre style de navigation, vos contributions externes sont autant de traits trahissant inexorablement des aspects cruciaux de votre processus de pensée. Une pensée sous surveillance permanente – même si elle l’ignore – ne peut être à proprement parler « libre ». Face à ce double processus surveillance/influence, il est plus que légitime de s’interroger sur la pertinence de déployer librement sa conscience et sa vie dans le réseau des réseaux.

Une culture du narcissisme ?

Dans un document daté de juillet 2010, les services d’immigration américains – rattachés au Department of Homeland Security (DHS – diffusaient une circulaire interne intitulée « Les réseaux sociaux et leur importance pour la détection des fraudes et la sécurité nationale », visant à former les agents à l’utilisation des réseaux sociaux pour la détection des mariages blancs et autres fraudes à l’immigration. Le document déclarait sur un ton laconique : « Les tendances narcissiques de nombreuses personnes les conduisent à accepter des cyber-amis qu’ils ne connaissent même pas […] fournissant aux agents un moyen idéal de surveiller leur vie quotidienne […] ce qui revient à faire une “cyber-visite sur site” non annoncée. »

Les services d’immigration américains ne sont pas les seuls à souligner cette culture du narcissisme – et à l’exploiter sans ciller. Il s’agit sans doute d’un cliché, qui ne saurait en aucun cas qualifier tous les utilisateurs de Facebook – de loin, le sujet d’étude favori des universitaires – mais la majorité des dizaines d’études scientifiques publiées sur le sujet, notamment dans la prestigieuse revue à comité de lecture Computers and Human Behavior, font état d’une forte corrélation entre les tendances narcissiques et le temps passé devant Facebook, en corrélation inverse avec l’estime de soi et la socialisation « réelle ».

L’état de la controverse

Google et Facebook, le leader incontesté du réseau social, font depuis leur naissance l’objet de controverses répétées concernant leur respect de la vie privée de leurs usagers, qui les mettent en délicatesse avec plusieurs lois et règlements européens, généralement plus protecteurs de la vie privée que la loi américaine de protection des communications électroniques, écrite avant le boom d’Internet.
Les nombreux changements de Cluf, pour Contrat de licence d’utilisateur final, aux conditions de plus en plus jusqu’au-boutistes, sans oublier le manque de transparence des intéressés, ont suscité la colère de nombreux internautes. Les révélations de Business Insider sur la légèreté dont faisait apparemment preuve le jeune Zuckerberg lors des débuts de Facebook à Harvard (s’adressant à un ami par messagerie instantanée : « Si tu veux des infos sur quelqu’un de Harvard, n’hésite pas, j’ai plus de 4 000 e-mails, etc. […] Ils me “font confiance”. Ces pauvres c*ns. ») n’ont évidemment rien arrangé à l’affaire.

Les informations du Sunday Times, bien que partiellement démenties par Facebook, auront au moins eu l’intérêt de souligner que l’application Facebook disposait désormais du droit contractuel d’accéder aux SMS sur plate-forme Android, une information intéressante pour les nombreux utilisateurs qui ne prennent pas le temps de lire les contrats et les notices techniques. Et que dire des indiscrétions de nombreuses applications sociales sur téléphone mobile comme Facebook, Twitter, Path et Instagram qui, la plupart du temps à l’insu de l’utilisateur, ont transmis des carnets d’adresses, SMS et autres courriers électroniques au « vaisseau-mère » ?

L’exploitation conventionnelle

Mais quel peut bien être l’intérêt d’une collecte de données aussi massive, pour ne pas dire systématique ? Un infini raffinement des méthodes de ciblage publicitaire ? Sur ce plan, il reste encore du chemin à parcourir, comme en témoigne l’histoire fort cocasse de Nick Bergus, devenu à son insu le visage d’une campagne de pub Facebook sponsorisée par Amazon pour… un baril de 200 litres de gel intime. Bergus avait auparavant posté un lien vers le produit assorti d’un commentaire narquois…

Quelle ne fut pas sa surprise quand des amis lui racontèrent avoir vu son commentaire et son visage repris dans une pub pour ce produit improbable. Morale de l’histoire : une fois postés sur Facebook, votre image et vos propos ne vous appartiennent plus. Faites un commentaire élogieux – même ironique – sur un produit d’un partenaire de Facebook, et vous deviendrez peut-être son porte-parole.


Nick Bergus, porte-parole involontaire du plus gros baril de gel intime au monde pour Facebook. L’ironie mordante de son commentaire aurait-elle échappé aux algorithmes de Facebook ?

Vos connaissances, sur lesquelles votre influence de prescripteur est considérée comme optimale, seront probablement ciblées en priorité. Le modèle de Twitter, pour sa part, est fondamentalement différent. Twitter ne vendant pas de services de publicité ciblée, a quelque peu défrayé la chronique en cédant récemment ses données historiques à deux sociétés d’analyse de données.

Cependant, on peut saluer Twitter pour n’avoir vendu que les données publiques, en laissant aux usagers la possibilité d’effacer de manière rétroactive les données qu’ils souhaitent, même après leur cession. De par la nature même de Twitter, cette base de données constitue une mine d’or pour les « marketeux », qui vont pouvoir étudier avec une grande facilité la dynamique d’émergence et de diffusion des grandes tendances (les hashtags de Twitter, une technique sémantique utile tant à l’homme qu’à la machine, jouant une fois de plus un rôle central), mais aussi l’évolution des attitudes des consommateurs dans le temps.

Quoi qu’il en soit, même pour un site très « sobre » comme Twitter, la gratuité est toujours illusoire, et soulève toujours la question : « quel est le coût, quelle est la nature réelle de ma contribution ? » A fortiori dans le cas de Twitter, où la gratuité apparente du modèle se trouve être – selon une étude menée par l’université de Chicago – le principal facteur de dépendance, décrit comme plus addictif que l’alcool et le tabac.

Lisez, dès demain, la suite de notre petit feuilleton noir.

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Nathan Sommelier