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Qui a financé la bulle internet ?

Des milliards de francs investis à tort et à travers, entre 1999 et 2000, dans des projets internet non rentables ! Comment les ” pros ” de la finance ont-ils pu se laisser entraîner dans l’engrenage de la spéculation ? Décryptage.

Il est énervé, Bernard Maître. Après douze ans passés dans le capital-risque, il peste contre tous ces financiers qui, au cours des trois dernières années, se sont improvisés venture capitalists : “ Tout un chacun s’est mis à jouer le “VC”, alors que ce n’était pas son métier ! Les chefs d’entreprise, les spécialistes de la Bourse, etc. “De fait, les chiffres parlent d’eux-mêmes : 8 milliards de francs ont été investis dans les start-up en 2000, environ dix fois plus qu’en 1998, et 511 projets ont été financés, contre 111 auparavant. Mais pour quelle réussite ? Les financiers qui ont participé à la grande fête de l’internet business arborent tous quelques fleurons .”Et, globalement, la période a contribué à développer le marché de l’investissement privé (private equity) en France “, ajoute Bernard Gautier, associé chez Atlas, l’un des fonds historiques du métier.Mais, plus discrète, la liste des casseroles est longue : Clust (achat groupé), Bol.fr (librairie en ligne), CanalWeb (webTV), Alidoo (animaux) ou KaZiBao (enfants)… Difficile de savoir combien de milliards de francs sur les 8 investis au total ont été réduits en cendres, car le temps des soldes n’est pas révolu : des coquilles vides sont revendues, des noms de domaine échangés, des entreprises fusionnées. Mais les ardoises, petit à petit, émergent au grand jour (40 millions de francs pour 3i et Advent avec IndustrySuppliers).”Les valorisations des sociétés étaient complètement déconnectées de la réalité “, se rappelle Régis Saleur, cofondateur du fonds d’amorçage Seeft, reflétant un avis aujourd’hui partagé par la profession. Justement, tout le problème est là.Comment se fait-il que les professionnels de la finance, experts en calcul de taux de rentabilité et en analyse stratégique des marchés, se soient laissé entraîner dans une telle escalade ? Comment ont-ils pu permettre que la machine à financer des projets non rentables s’emballe à ce point ? Exactement comme ils s’étaient déjà laissé gagner par la folie immobilière des années 90 ? Les langues aujourd’hui se délient…

Pour faire monter les prix, on créait une pénurie de titres

À l’avant-scène de la responsabilité, les introducteurs de marché. Ces organismes chargés de l’introduction des entreprises en Bourse touchent en moyenne 7 % de la somme que lèvent les sociétés au moment de leur arrivée en Bourse. On comprend qu’ils aient pu exercer une pression forte pour coter un maximum d’entreprises.Au total, entre 1999 et 2000, 15 milliards de francs ont été levés sur le nouveau marché. Du jamais-vu ! Oddo Pinatton est passé maître dans ce jeu spéculatif. Il est vrai que le mécanisme fonctionnait à merveille.
D’une part, les autorités boursières, soucieuses d’accroître la capitalisation du nouveau marché, acceptaient de nombreux dossiers, même financièrement fragiles, déficitaires ou fondés sur un modèle économique incertain (Aufeminin ou NetValue, par exemple).D’autre part, les souscripteurs étaient au rendez-vous, ce qui faisait grimper les prix. Les premiers jours de cotation, la demande de titres était en moyenne vingt fois supérieure à la quantité proposée. On est même arrivé à cinquante fois pour les actions du courtier Fimatex en mars 2000 !Facteur aggravant : les investisseurs institutionnels entretenaient la pénurie de titres. En effet, clients choyés par les introducteurs, ils bénéficient d’actions réservées. Avant de les revendre, ils les conservaient quelques jours, parfois quelques heures en portefeuille, le temps que la demande monte et que s’installe la pénurie de ” papier “, ce qui, in fine, faisait grimper les prix et leur permettait de réaliser des plus-values.Pour couronner le tout, les fondateurs de start-up eux-mêmes ont contribué à la rareté. Soucieux de ne pas diluer leur participation dans la société, ils ne mettaient volontairement en Bourse qu’une fraction du capital. Moins d’un quart en moyenne en 2000 ?” la palme revenant à Systran en septembre 2000 : 7,7 % !Les acteurs de la Bourse n’ont pas été les seuls à faire gonfler la bulle internet. En 1999, l’ensemble du monde de la finance se pique de dénicher la boîte qui pourrait devenir le Yahoo! français. Les banques et les assurances d’abord : elles ont injecté dans le circuit des montants phénoménaux. Axa ? 850 millions de francs (via le fonds Placement Innovation) en mars 1999. AGF ? 200 millions en décembre 1999.

Des consultants réputés ont investi dans un site de loterie

Les spécialistes du capital-développement, eux aussi, s’y sont mis. Leur métier est, en temps normal, d’apporter des fonds à de jeunes sociétés quasiment à l’équilibre. Ils ont, à la faveur de l’euphorie internet, décidé d’arriver plus tôt dans les projets, avant leur mise en opération.Intérêt ? Les titres coûtent moins cher, et la promesse de plus-values est plus solide. Apax, par exemple, a participé à la plus grosse levée de fonds de l’année 2000 (364 millions de francs au total pour la société iMédiation), et Partech a investi dans la place de marché textile Etexx.Bilan ? Etexx a fait faillite et le marché d’iMédiation (l’affiliation) a fondu comme neige au soleil puisqu’il dépendait de l’e-business, qui n’a jamais décollé. Autre groupe d’invités à la fête : les consultants. En montant des structures pour investir directement dans les start-up, ils pensaient cumuler les atouts : ” Un, éviter l’hémorragie de collaborateurs tentés par l’aventure internet. Deux, faire de la veille. Trois, utiliser leurs compétences en interne, non pour conseiller mais pour faire travailler des capitaux “, analyse Marco de Alfaro, ex-consultant, directeur de Spef e-Fund (le fonds des Banques populaires).On a ainsi vu le très sérieux BCG investir dans un site de… loterie en ligne (Bananalotto). Le cabinet a aujourd’hui fermé sa structure internet (e-Ventures) et mise sur les activités internet des grands groupes via iFormation, une joint-venture de 2 milliards de francs créée avec Goldman Sachs. Plus sûr.

Les groupes industriels aussi à l’assaut des start-up

Enfin, les groupes industriels, eux aussi, sont partis à l’assaut des start-up. Dans certains cas, la stratégie fut claire (France Télécom dans Algety, un équipementier) ; dans d’autres, floue : que faisait Dassault dans CD & Co (disques), LVMH dans Petopia (site animalier) ou Marketo (une place de marché pour PME) ? Novices, ces investisseurs issus d’horizons divers se sont laissé entraîner dans la spirale spéculative.Leur erreur ? L’impatience. “ Les nouveaux arrivants ont cru à tort qu’il était courant de multiplier par cinq à dix l’apport initial, en moins de deux ans “, commente Bernard Gautier. Certains ont réussi, tel Innovacom. Mais, globalement, la précipitation a nourri l’inflation. “ La concurrence entre les fonds a provoqué une flambée des prix “, analyse Régis Saleur.” La pression était telle que nous avons raté des projets et investi dans de moins bons “, reconnaît Philippe Collombel, associé chez Partech.Aujourd’hui encore, un des professionnels rencontrés s’étonne de l’engouement irrationnel provoqué par la revente d’un site de commerce électronique, qu’il ne veut pas nommer, mais dans lequel il avait investi à son origine : “ Quand on est entré dans le projet, se souvient-il, personne ne voulait en entendre parler. Un an après, la grande distribution et les opérateurs télécoms se battaient pour y participer. ” Résultat : la start-up, pourtant déficitaire, a été valorisée dix fois son chiffre d’affaires annuel, et les capital-risqueurs de départ ont en moins d’un an multiplié par six leur mise initiale !Arriver tôt mais sortir vite. Se hâter pour ne pas rater le bon coup. ” Refiler la patate chaude ” au suivant. Les années folles de l’internet business ont mis sur le devant de la scène financière ce genre de réflexes dangereux. Aujourd’hui, ce temps est fini. Et comme l’affirme Michel Serres : ” Contrairement au principe qui veut que le temps soit de l’argent, on va se rendre compte que c’est l’inverse qui est vrai : l’argent, c’est du temps.







































































































































































































 Les dix plus gros financiers de l’ère internet 
 Nom     Montant investi 1999 et 2000 (MF)     Exemple d’investissement réussi     Exemple d’investissement raté 
             
 3i     882     Ares (réseaux internet). En cinq mois, les actions grimpent de 50 %.     IndustrySuppliers (place de marché). Dépôt de bilan. 
             
 Apax Partners     865     Nicox (recherche médicale). Plus 120 % depuis l’intro en Bourse.     Newsfam (portail féminin). Six fois plus de pertes que de revenus. 
             
 Innovacom     590     Integra Net (solutions e-business). Plus-value à l’intro : 36 fois la mise.     Epublik (site d’enchères). Cession à perte en mai 2000. 
             
 Galileo     500     Alapage (e-commerce produits culturels). 5 fois la mise en six mois.     CanalWeb (télévision sur le Net). 150 millions de francs à la trappe. 
             
 Cie financière E. de Rotschild     445*     Cyrano (éditeur de logiciels). Jackpot lors de l’introduction en Bourse.     Jador (portail hôtelier). Redressement judiciaire. 
             
 Spef     441     Swan (éditeur de logiciels). Rentabilise, à lui seul, le Pre-Ipo European Fund de Spef.     Mediavita (portail internet médical). Disparu de la Toile. 
             
 Part’Com-In’Com (filiale CDC)     430*     Pictoris Interactive (agence web). Vendue pour 90 millions de francs.     CD & Co (vente de disques en ligne). Cessation de paiements. 
             
 CDC-Innovation     415     NetCentrex (téléphonie IP). Implantation américaine réussie.     KaZiBao (portail jeunesse). Absorbé par Orchestra. 
             
 Axa Innovation     393     Systar (développeur de logiciels). Transfert du marché libre au nouveau marché.     ZeBox (musique en ligne). Dépôt de bilan. 
             
 Viventures     354     Lightlogic (équipement en fibres optiques). Vendu pour 3 milliards de francs.     Clust (achat groupé). Cession qui a évité le dépôt de bilan officiel.  
 
* sur lannée 2000 uniquement (chiffres 1999 non disponibles).

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Anne Rein