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Pas si geeks que ça

Des études bousculent les préjugés sur la capacité des jeunes générations à bien maîtriser l’outil informatique. Une mutation des usages qui donne à réfléchir.

Ils ont grandi avec une souris à la main et un écran devant les yeux. Ils communiquent via MSN, Twitter ou Skype, naviguent sur le Web, étalent leur vie sur Facebook ou s’affrontent en ligne dans des jeux massivement multijoueurs. C’est la génération des digital natives (ou “ natifs numériques ”), ces enfants du XXIe siècle, biberonnés à l’ADSL et éduqués à l’Internet. Ils baignent dans la culture numérique depuis leur plus jeune âge et n’imaginent pas l’existence sans l’informatique. Mais, pour autant, scotchés à leur ordinateur plusieurs heures par jour, ces virtuoses en communication virtuelle maîtrisent-ils tous l’outil de la même manière ? Vrais geeks ou faux experts ? La question mérite réflexion.Il est communément attribué aux digital natives des connaissances poussées en nouvelles technologies. Ayant grandi avec l’informatique, ils en maîtriseraient forcément tous les arcanes. Une étude publiée en 2009 par la Fondation Travail-Université de Namur, en Belgique, fait voler ce postulat en éclat. D’après ses auteurs (1), un grand contraste existe dans l’usage que les jeunes de 15 à 25 ans font de l’informatique. Très à l’aise avec les moyens de communication, ils éprouvent cependant des difficultés dans la manipulation des logiciels et des machines offline. Selon une enquête d’Eurostat et Statbel qui évalue les compétences numériques dans l’usage d’un ordinateur et d’Internet, il apparaît que le niveau de connaissance de ces jeunes est “ élevé mais pas homogène ”. Si 85 % d’entre eux savent copier et déplacer un fichier dans un dossier, seuls 32 % sont capables de détecter et résoudre des problèmes informatiques et 27 % de connecter un ordinateur à un réseau local. Pour ce qui est d’Internet, alors que 84 % d’entre eux savent envoyer des mails avec des fichiers attachés, seulement 33 % arrivent à télécharger et à installer des logiciels. Des disparités qui dénotent bien du fossé existant entre l’utilisateur intuitif de l’outil et le spécialiste technique de la machine. Cédric Fluckiger, maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université Lille-III, et Éric Bruillard, professeur d’informatique et chercheur à l’École nationale supérieure de Cachan, avaient déjà pointé le problème dans une publication (2) parue en 2008 : “ L’aisance avec laquelle les adolescents manipulent les logiciels les plus courants comme le navigateur Web ou les logiciels de messagerie instantanée ne doit pas faire illusion. Cette dextérité se double fréquemment d’une faible autonomie, d’un manque de conceptualisation et de compréhension des mécanismes informatiques et d’une très faible verbalisation des pratiques. ” La banalisation de l’ordinateur dans les foyers et le développement de l’ADSL ont profondément modifié les comportements. Alors que leurs aînés ont dû faire l’apprentissage d’un univers inconnu sur de grosses machines chères et compliquées, les jeunes générations ont reçu dans leur berceau des PC portables dotés d’interfaces intuitives et de connexions Internet à haut débit illimitées. Pour les premiers – des passionnés pour la plupart – il fallait maîtriser l’outil, décortiquer ses fonctions techniques. Il s’agissait soit de bidouilleurs qui connaissaient les programmes, déjouaient les systèmes de sécurité, boostaient leur machine, soit de néophytes, des “ digital immigrants ”, qui devaient tout apprendre de l’utilisation des logiciels et d’Internet.

Communiquer avant tout

Les jeunes utilisateurs du XXIe siècle ont baigné tout naturellement dans la culture numérique sans vraiment se préoccuper de toutes les technologies qui la composent.Ils maîtrisent les opérations de base – naviguer sur Internet, télécharger de la musique, tchater – mais ne sont pas vraiment intéressés par toutes les ressources offertes par la machine. Sans forcer le trait, il apparaît que, malgré une utilisation régulière de l’informatique, ces digital natives seraient en la matière des novices, des “ digital naïves ” plus aptes à consommer qu’à pratiquer. “ On note un rapport instrumental aux ordinateurs et à Internet, les outils informatiques étant des médiateurs pour des activités finalisées ”, rapportent MM. Fluckiger et Bruillard. Ce dernier y voit même un passage à une technologie essentiellement sociale et de loisir. Les réseaux de proximité, le peer-to-peer et les messageries instantanées sont au cœur des usages. Si un individu rencontre un problème technique, il lance un SOS à son réseau et obtient immédiatement la réponse adéquate. Ou alors il questionne ses proches. “ Le groupe est un facteur important, c’est par lui que se transmettent les codes, les savoirs. L’adolescent développe peu de technicité, ça ne l’intéresse pas. Il passe vite à autre chose quand il ne sait pas. ”

Paradoxale jeunesse !

Une technologie de l’immédiateté à laquelle le système éducatif n’est pas préparé. Peu réactif, il n’a pas su trouver les clés de cet enseignement, avec des pratiques scolaires en inadéquation avec les attentes des élèves, déjà initiés dans la sphère privée. “ Le discours dominant porte à croire que comme les jeunes savent tout (en informatique, NDLR), il n’y a rien à leur enseigner ”, dénonce Éric Bruillard. Le Medef, par la voix de la fédération Syntec, a tiré la sonnette d’alarme en 2008 dans un rapport qui souligne le manque de compétences des étudiants dans cette matière. Malgré l’extraordinaire essor des technologies de l’information et de la communication (TIC), les entreprises ont du mal à recruter des spécialistes. “ La génération qui n’a jamais connu que l’informatique, les PC, Internet et les téléphones portables, utilise tous ces outils comme des instruments, mais éprouve peu le besoin de savoir comment ils fonctionnent, et a fortiori d’étudier cette matière ”, déplore Kris Poté, vice-président marketing et communication chez Capgemini, lors d’un débat sur ce thème. C’est tout le paradoxe de la situation.À moins de vouloir devenir garagiste, un automobiliste a-t-il besoin de connaître la mécanique du moment qu’il maîtrise la conduite ? Les jeunes qui manient l’informatique le font plus de manière intuitive que par une approche cognitive. Ils ne sont pas pour autant tous malhabiles ou ignares. “ L’enseignement de la machine est secondaire par rapport à la maîtrise des usages et de la culture qui y est liée ”, affirme Bruno Devauchelle, formateur-chercheur au Cepec (Centre d’études pédagogiques pour l’expérimentation et le conseil) de Lyon. Une machine qui passerait au second plan devant une connaissance plus pragmatique développée en fonction des besoins de chacun. “ Ce qui est essentiel de maîtriser, ce n’est plus la machine mais la part d’humain qui est contenue dans les dispositifs numériques qui nous entourent. ” Voilà quelle serait la transition entre un monde de technophiles purs où la machine était reine vers un espace plus ludique et social dans lequel l’ordinateur n’est qu’un objet de consommation et de communication, au même titre que la télévision ou le téléphone portable. Les concepteurs l’ont bien compris et diffusent auprès des jeunes un discours marketing plus axé sur l’aspect “ communicant ” que technique de l’outil. La campagne de publicité d’Apple pour l’iPhone est symptomatique de cette tendance. Le message est principalement fondé sur l’ergonomie et la convivialité du smartphone. Un peu réducteur pour un appareil de ce niveau de technicité… Même chose pour la campagne de Microsoft autour de son nouvel OS, Windows 7. L’aspect humain est au cœur de la communication avant le système d’exploitation lui-même.Nul n’est capable de prédire la manière dont vont évoluer ces nouvelles générations d’utilisateurs. Il y aura toujours des curieux qui, en fonction de leurs besoins ou de leurs centres d’intérêt, développeront des connaissances techniques poussées, à l’instar des férus de vidéo, de photo ou de son. Les autres se contenteront d’un savoir minimal, suffisant pour effectuer les manipulations les plus simples. En attendant la mise en chantier du plan numérique pour l’éducation annoncé par le gouvernement, qui devrait former des nouvelles générations de technophiles.(1) Périne Brotcorne, Luc Mertens, Gérard Valenduc
(2) Tic : analyse de certains obstacles à la mobilisation des compétences issues des pratiques personnelles dans les activités scolaires.

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Frédérique Crépin