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Marcher dans les réseaux ou marcher jusqu’au réseau?

Internet change la géographie. Les internautes le vivent en s’y connectant. Mais Internet ne changera pas toute la géographie.

La géographie ne sortira pas intacte d’Internet. McLuhan, encore lui, proposait l’idée que les médias constituent des extensions de notre système nerveux. La radio nous dote d’une oreille supplémentaire capable de se balader très loin. La télé agit à la façon d’un oeil propulsé tout aussi loin, de l’autre côté du monde ou même hors de l’atmosphère. Ce qui délocalise subjectivement votre regard à cet endroit.Internet multiplie à une échelle sans précédent les points où votre perception peut s’exercer. Une perception certes lacunaire, imparfaite, chaotique et tremblée, mais tout de même. Le succès des webcams qui filment tout et n’importe quoi ne trahit pas tant l’instinct du voyeur que l’âme du voyageur/visiteur.Je vais voir ailleurs ce qui s’y passe, le temps qu’il y fait, la couleur du jour. J’aime lire chaque matin les quotidiens ruraux d’Australie ou de Pennsylvanie. Il ne s’agit pas de voyeurisme. Il s’agit de m’associer à un certain nombre d’ailleurs qui me plaisent ; de fournir à mon existence une aire géographique dépassant celle qu’occupe mon corps ; de me tenir plus près de gens que je n’aurais pu rencontrer sans outil technologique.Dernièrement, un ami m’a fait remarquer que lorsque je parlais “d’aller” sur un site j’utilisais le mot approprié. Je ne charge pas le site, ce qui serait juste d’un point de vue lexical, je me rends sur le site. Ma démarche est physique. Dans l’intention, non dans les faits, bien entendu, car je reste derrière mon PC, en attendant mieux. Le réseau a le pouvoir de me rapprocher des autres, d’abolir d’une certaine façon les distances géographiques.Il est totalement impuissant à abolir les distances économiques lorsqu’elles dépassent un certain seuil. Je me déplace sur les réseaux, mais combien en reste-t-il qui devront d’abord se déplacer longuement et physiquement pour vivre cette abolition de la distance ? Un rapport des Nations Unies recommande que d’ici 2005 tout individu dispose d’un accès à Internet. Dans leur extrême vigilance, ou leur cynisme, les auteurs précisent même que “Fin 2004, un fermier du Sahara doit être en mesure d’atteindre un point d’accès à Internet en, disons, une demi-journée de marche ou de char à boeufs.”

Le char à boeufs est sublime.L’ONU prévoit un milliard de dollars à cette fin, la moitié provenant d’investissements privés. Les pays concernés devraient y aller de la même somme. Ce beau dispositif étant censé éviter qu’à la fracture économique qui sépare le Nord du Sud ne s’ajoute une fracture numérique. L’idée est excellente, d’une certaine façon. Un peu d’égalité dans l’accès aux réseaux ne fera de mal à personne. Mais elle sert la bonne conscience de l’industrie informatique des pays industrialisés.La précision subtile sur la marche à pied et le char à boeufs souligne cruellement la différence d’accès à la technologie. Pour les uns, c’est une forme de confort standard, presque aussi naturelle que l’eau courante ou le téléphone ; pour les autres, c’est un luxe qui se paie au prix fort d’une journée sans activité. Quoi de commun entre le cadre qui ne survivrait pas trois heures sans son téléphone-WAP-organiseur-base-de-données-terminal-d’accès-au-PGI-de-l’entreprise- balise-Argos-GPS-moulin-à-café et le paysan qui marchera sous le soleil pour atteindre une machine probablement dépassée à l’accès probablement sous-dimensionné ?
Rien. Sinon qu’une fois connectés, ils pourront se rencontrer.J’espère que personne naura eu à marcher quatre heures pour lire cette chronique.
Prenez votre temps.

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Renaud Bonnet, chef de rubrique Actualités