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L’innovation, le nouveau défi de l’entreprise électronique… et de son DSI

Décloisonner, changer les routines et susciter de nouvelles pratiques : c’est l’un des nouveaux rôles de l’informatique et des informaticiens. L’exemple de la messagerie électronique.

Habileté des êtres humains à créer des liens multi-formes. Importance du décalage entre les utilisations prévues et celles qui s’avèrent effectives. Ambivalence des réseaux, à la fois élément de protection et procédé de
capture… La messagerie électronique est un puissant vecteur de modernisation car elle est une application centrale de l’entreprise autour de laquelle s’organisent les conflits. Elle est aussi devenue, pour cette raison, l’une des principales
sources de productivité.Etudié et détaillé par Bruno Hénocque, maître de conférence à l’Université du Havre et membre du Centre de recherche en information et communication (CRIC), le processus d’adoption de la messagerie électronique dans une centaine
d’entreprises françaises de plus de cent salariés constitue un véritable cas d’école. Il a posé les mêmes questions aux entreprises retenues en 1996, puis en 2001. Résultat : les problèmes d’appropriation, de maîtrise et de conduite du
changement, ainsi que les jeux de pouvoir, sont les principales raisons de réussite, ou d’échec, de ce type de projet. La conséquence ? Une solution technologique identique peut conduire à l’échec dans une entreprise, et à la réussite dans une
autre.

Une réussite indépendante de la technologie

Négliger la complexité des entreprises et penser que l’échec ou la réussite d’un projet dépend d’une seule variable, soit-elle la technologie, est une erreur. Ainsi, Bruno Hénocque, avoue-t-il avoir été très surpris au cours de son
enquête : ‘ Mon hypothèse de départ était celle d’un retard français dû au Minitel, dit-il. Il s’est avéré que cette hypothèse était fausse et que des entreprises françaises étaient très en pointe.
Total ou Renault possèdent les systèmes de messagerie les plus modernes au monde ‘
. Première conclusion : ‘ Le contexte individuel culturel de l’entreprise détient une importance
clé ‘
. Les méthodes d’appropriation sont indépendantes des technologies adoptées. Mais, dans quasiment toutes les entreprises, le nombre des messages a explosé en cinq ans. Dans certaines, les utilisateurs ont réécrit
eux-mêmes les logiciels. Et dans d’autres, la messagerie a été changée deux ou trois fois : ‘ C’est comme un toboggan conçu pour que les enfants montent par l’échelle puis se laissent glisser, et qu’ils font
l’inverse,
dit-il. La messagerie se prête à toute sorte de réinvention ‘.Et de fait, le processus d’innovation ne s’est quasiment jamais déroulé de la façon dont l’avaient prévue les concepteurs : ‘ Les utilisations effectives ont toujours été
inattendues ‘
, confirme Bruno Hénocque. La raison ? Plus les systèmes de communication sont ouverts, plus l’innovation technologique touche les pratiques d’un plus grand nombre d’utilisateurs. Et plus le système
sociotechnique que représente l’entreprise se complexifie. Certains salariés ont conservé leurs anciennes habitudes, d’autres les ont fait évoluer. Mais, dans la majorité des entreprises, le processus d’adoption a été rapide.

Des conflits de pouvoir sur l’accès à l’information

Des mots secs et directs. Une orientation vers la synthèse. Le plus et le moins exacerbés. Conséquence : la messagerie accroît les conflits. Elle produit de nouveaux codes et de nouveaux enjeux, mais son efficacité atteint ses
limites lorsqu’elle durcit trop les relations à l’intérieur de l’entreprise. ‘ Chez Toshiba par exemple, il est impensable qu’en cas de conflit un manager ne se déplace pas ‘, précise Bruno Hénocque.
L’absence de code non verbaux conduit fréquemment le message textuel vers un autre type de malentendu : ‘ L’émetteur peut sous-estimer, ou au contraire surestimer, les capacités cognitives de son
récepteur. ‘
Ce dernier pensera qu’on le méprise, soit parce qu’il a trop de détails sur son mail, soit, à l’inverse, parce ce qu’il n’en a pas assez…Mais, au-delà de cette paranoïa de positionnement fondée sur l’écrit, les plus gros conflits de pouvoir restent liés à l’accessibilité des circuits d’information. ‘ La possibilité de paramétrer les accès à une
liste de diffusion est un enjeu de pouvoir incroyable ‘
, poursuit Bruno Hénocque. Qui peut accéder à cette liste ? Comment en soustraire quelqu’un ? Les enjeux autour de la possession de l’information se sont
renforcés : ‘ Ils se focalisent de plus en plus sur la question de l’exclusion ou non de quelqu’un d’une liste de diffusion. ‘ Les entreprises n’ont pas fixé de règle à ce propos en cinq années
d’appropriation : ‘ Suivant les organisations, managers ou salariés peuvent paramétrer ou filtrer les accès à ces listes. ‘ Ecarter une personne d’un groupe via ce type de liste ­ façon
particulièrement sournoise d’utiliser une messagerie ­ est une pratique relevée plusieurs fois au cours de l’enquête. Enfin, dernière observation : l’agenda partagé est devenu un signe d’appartenance à la couche dirigeante. Elément
indispensable dans ce phénomène d’appropriation, la prise en compte des conflits, envisagés comme un moyen d’expression des forces en présence, permet d’asseoir les changements de rôle et de positionnement sur de nouveaux équilibres.

Le traducteur, un informaticien praticien et théoricien

C’est pourquoi dans les entreprises en réseau tout particulièrement, où les systèmes de messagerie sont ouverts, ces conflits de positionnement ont donné naissance plus rapidement à de nouvelles formes d’organisation. Ces conflits ont
permis de formuler une question essentielle : comment concilier le besoin de réadaptation des outils par les utilisateurs avec le pouvoir de modernisation de la technologie ? Ainsi envisagé comme un véritable projet d’innovation, le
processus d’appropriation d’une messagerie électronique renvoie à la notion de traducteur. Capable de parler à la fois le langage de la technologie et celui des métiers, cet ‘ ingénieur social ‘, comme
le nomme Bruno Hénocque, est, dans la grande majorité des entreprises étudiées, un informaticien. Son savoir-faire consiste à identifier, puis à construire des réseaux d’alliance, à se frayer un chemin. Il partage néanmoins la compétence des
concepteurs car il doit connaître l’innovation de l’intérieur. Dans l’idéal, il est à la fois un théoricien et un praticien : ‘ Je conçois mal un traducteur purement informaticien et encore moins un traducteur qui n’a
aucune compétence en informatique ‘
, conclut Bruno Hénocque.

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Andrée Muller