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Les jeux vidéo rendent-ils débile?

Votre fils, fanatique d’EverQuest, ne répond plus qu’au patronyme de Gnomul le Nain et votre petite dernière ne quitte plus des yeux sa PlayStation 2. Docteur, c’est grave ? À l’heure où les consoles de Sony, Nintendo, Sega et Microsoft déferlent, six professionnels répondent à vos interrogations.

Les jeux vidéo sont-ils la création du diable ? Le débat n’est pas nouveau. Après avoir brandi le spectre de l’épilepsie, certains médecins évoquèrent jadis le risque de tendinite du poignet lié à l’utilisation du joystick. On accusa ensuite les jeux vidéo de détourner les mineurs de la lecture, des devoirs scolaires, du sport…Inquiète, l’Indonésie ferma même ses salles d’arcades au début des années 80, sous prétexte que les jeux s’apparentaient à une drogue dure ! Les jeux vidéo traînent toujours aujourd’hui une réputation exécrable : abêtissants, ils feraient de la violence un argument de vente ! C’est en tout cas ce qu’affirme un rapport de la Commission fédérale du commerce (FTC) commandé par le président Clinton au lendemain du massacre du lycée de Columbine, aux États-Unis, où deux adolescents avaient tué treize élèves avant de se donner la mort.Dangereux, les jeux vidéo ? En tout cas pas pour les fabricants. Sony, parti de zéro en 1995, a vendu à ce jour plus de 70 millions de PlayStation dans le monde. En France, proposée à un prix trois fois plus élevé que la version précédente, la PlayStation 2 a déjà été vendue à près de 150 000 exemplaires. Quant au chiffre d’affaires mondial de l’industrie des jeux vidéo, évalué à 8 milliards de dollars, il devrait représenter, selon une étude de Forrester Research, 29 milliards de dollars en 2005. Dangereux ?

On dit que les jeux les plus populaires sont ceux de ” baston “, qui consistent à tirer bêtement sur tout ce qui bouge. Vrai ?

François Houste (joueur, collectionneur, auteur d’une page perso sur l’histoire des jeux vidéo www.phijvmi.com) : Non ! Lorsque les non-pratiquants parlent des jeux vidéo, leur vision se réduit aux ” shoot’em up ” (” tuez-les tous “) de type Doom ou Quake. Ou aux jeux de bureau, tout aussi répétitifs. Or, les jeux les plus vendus sont les jeux de courses automobiles. Viennent ensuite les jeux de simulation sportifs (football, tennis…), suivis par les jeux d’aventure qui mêlent phases d’action et énigmes à résoudre (Tomb Raider, Deus Ex). Les jeux de combat purs et durs n’arrivent qu’assez loin derrière.

Tous ces jeux sont néanmoins des moyens de se défouler sans trop réfléchir…

Bernard Jolivalt (auteur d’ouvrages sur le multimédia, a publié Les Jeux vidéo PUF) : Non, il en existe qui mobilisent la matière grise. Il faut évoquer les jeux de stratégie (Age of Empire, Command and Conquer, Starcraft…) où l’on gère des villes ou des pays ; les jeux culturels, où l’on résout des énigmes en visitant des reconstitutions de l’Égypte ou du château de Versailles ; les jeux pédagogiques pour enfants. Et les adaptations de jeux classiques (échecs, go, bridge), qui n’ont pas la réputation de ramollir le cerveau !Cyrille Baron (rédacteur en chef du magazine Joystick) : Le support détermine en grande partie le type de jeu pratiqué : il existe une grande différence entre les jeux de console, venus du Japon et plutôt dévolus à l’action brute, et les jeux pour PC conçus aux États-Unis et en Europe. Ces derniers proposent des programmes plus sophistiqués dédiés aux jeunes adultes.

Les jeux vidéo ne s’adressent-ils pas seulement aux enfants et aux ados ?

Cyrille Baron : Bien sûr que non. La moyenne d’âge des joueurs sur PC a tendance à grimper inexorablement. Aujourd’hui, les plus de 35 ans représenteraient déjà le cinquième des joueurs sur console et 40 % des joueurs sur ordinateur.

Faut-il s’alarmer de l’emprise croissante des jeux vidéo sur les loisirs familiaux ?

Cyrille Baron : Sûrement pas. Quand un mode d’expression nouveau bouleverse les habitudes culturelles des gens, il se trouve toujours des voix pour jouer les prophètes de malheur. On a accusé la télé d’abêtir les masses ou les BD de pervertir la jeunesse. Aujourd’hui, on fustige les jeux vidéo. Des groupements religieux américains ont même condamné les jeux de rôle, parce qu’ils poussaient les joueurs à adorer de ” faux dieux “. Est-ce bien sérieux ?Philippe Ulrich (directeur de la création du groupe Cryo Networks) : Comme tous les médias, les jeux vidéo peuvent contenir le pire et le meilleur. Des sharewares d’obédience nazie circulaient sous le manteau il y a cinq ou six ans, mais ils ont disparu. Ce qui m’inquiète aujourd’hui, c’est l’emprise des services marketing sur la conception des jeux. Leur succès a transformé un art en business. Les arrière-pensées commerciales poussent les industriels à mettre sur le marché des produits standards où l’émotion et les pulsions les plus basses sont érigées en principe de vente…

Pourquoi le ” business ” a-t-il tué l’art ?

Philippe Ulrich : Parce que cela coûte très cher de réaliser un jeu vidéo, plusieurs dizaines de millions de francs dans l’Hexagone, et que cela mobilise beaucoup de programmeurs pendant plusieurs années. Les mégaproductions américaines ou japonaises coûtent, elles, des centaines de millions de francs ! Le résultat de cette surenchère conduit à une uniformisation des produits, dont beaucoup ont la piètre qualité des nanars du cinéma hollywoodien…

Et le public adore ces produits standardisés, façon ” Hollywood “…

Benoît Clerc (game designer chez ?’il pour ?’il. Travaille depuis deux ans sur Death Dealer) : Oui ! La mise en vente de la PS2 de Sony en novembre a révélé l’existence d’une population d’adeptes prêts à jouer des poings pour se procurer leur joujou. Et certains gamers ont des conduites toxicomaniaques. Ils jouent des journées entières, dépensent des fortunes pour ” acheter ” à d’autres des personnages dotés de pouvoirs virtuels puissants. Mais ces accros restent ultraminoritaires. Je suis sûr qu’ils ont un profil psychologique qui les prédispose à jouer ainsi. Ce n’est pas le jeu qui est en cause.

Jouer aux jeux vidéo influence-t-il la façon dont on perçoit la réalité ?

Claude Allard (pédopsychiatre, auteur de L’Enfant au siècle des images -Albin Michel) : Oui, les jeux vidéo évoluent vers toujours plus de réalisme. Bientôt, on pourra acheter des casques à réalité virtuelle où le joueur sera immergé dans un maelström de sensations qui le coupera du monde réel. Les effets schizophréniques de cette interactivité ne sont pas à négliger. Si, en plus, on considère que dans la plupart des jeux vidéo il existe une dimension agressive, on est en droit de s’inquiéter.François Houste : Je ne suis pas d’accord. La violence dans les jeux vidéo est virtuelle. Elle fonctionne au second degré, comme dans les contes pour enfants. Beaucoup de jeux ne font que reprendre des schémas d’histoires vieilles comme le monde où l’ogre mange l’enfant, le héros se perd en forêt, et le chevalier étripe le dragon…

Le jeu vidéo ne sollicite-t-il donc aucun ressort créatif de la part du joueur ?

Benoît Clerc : Bien sûr que si. La plupart des jeux vidéo sont fondés sur une forte mobilisation des facultés hypothético-déductives des joueurs. La ” courbe d’apprentissage “, c’est-à-dire la façon dont on amène progressivement le joueur à apprendre son rôle, à trouver des énigmes et à progresser dans le jeu est d’ailleurs la première chose qui figure au cahier des charges d’un concepteur de jeux.Cyrille Baron : Tout à fait d’accord. Dans un jeu vidéo, le principe n’est jamais expliqué au départ. Le joueur n’améliore sa performance que s’il teste différentes hypothèses. Cette démarche est proche du principe scientifique de l’essai-erreur, où le hasard, l’intuition et la pensée logique, celle-là même qui est mobilisée dans les tests de QI, ont pleinement leur part.Philippe Ulrich : N’oublions pas non plus les facultés kinésiques que le joueur doit mobiliser. Pour se mouvoir dans un espace virtuel en 3D projeté sur un écran à deux dimensions, il doit manipuler des dizaines de commandes totalement antinaturelles. Certains jeux nécessitent aussi la mémorisation d’un grand nombre d’instructions très complexes. Ce n’est pas un hasard si le programme Flight Simulator 2000 est conseillé dans les écoles de pilotage !Claude Allard : À côté des jeux évolutifs et interactifs qui mobilisent des capacités de mémorisation indéniables, voire une certaine créativité, cohabitent des produits où l’émotion pure et l’action immédiate constituent le ressort essentiel. Ce sont malheureusement ces derniers qui sont les plus populaires.

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Jean-François Paillard