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Faut-il croire les cabinets d’études ?

Ils avaient annoncé l’explosion du e-business, de l’e-book, du téléphone à grand écran… Mais leurs prévisions ont été démenties par la réalité. Pourquoi la boule de cristal des grands instituts d’études produit-elle tant d’erreurs ?

Combien dépenseront les e-touristes cet été ? À la fin 1997, le cabinet américain Forrester clamait urbi et orbi que le volume des transactions en ligne dans le secteur du tourisme dépasserait les 8 milliards de dollars ” d’ici à fin 2001 “. En 1999, toujours selon Forrester, on atteindrait 21 milliards de dollars pour 2001. Et aujourd’hui, à l’heure du bilan ? Forrester se défile. Le tourisme en ligne ? “ Nous ne fournissons pas ces données.” Curieux silence…Quelque 35 millions d’internautes européens prévus pour l’an 2000 par IDC en 1996 ; 117 millions aujourd’hui, selon le même institut. 5,9 milliards de dollars d’e-commerce interentreprise (BtoB) à l’horizon 2004, dixit le Gartner Group ; 20 % de moins que la prévision établie un an plus tôt (7,3 milliards). Qui peut voir clair dans cette avalanche de données contradictoires ? Les informations des instituts qui comptent dans le monde high-tech, diffusées à grands renforts de communiqués et de conférences de presse, finissent généralement, quelques années plus tard, par être dépassées, démenties, périmées.“On s’est trompé il y a trois ans quand on a prévu que le téléphone à grand écran allait remporter un énorme succès”, avoue Thérèse Torris, directeur de recherche chez Forrester. Et son confrère Mark Mulligan, analyste senior chez Jupiter MMXI, reconnaît avoir fait un couac en estimant que le marché de l’e-book était imminent.Marchés surestimés, créneaux sous-estimés… Bien sûr, la vitesse à laquelle évoluent les technologies de l’information et de la communication explique bien des surprises. Par exemple, qui aurait pu prévoir le boom des SMS ? Ou la soudaineté de la crise de l’informatique aux États-Unis ? Celle-ci vient encore d’obliger IDC à réviser à la baisse sa prévision de croissance des ventes de PC aux États-Unis : – 6,3 % pour 2001 (+ 2,2 % lors de l’estimation précédente, l’an dernier). La prévision 2000, elle, avait déjà dû être corrigée : 5,8 % de croissance dans le monde, au lieu des 10,3 % prévus avant !

Les études, produits d’appel pour vendre des heures de conseil

“De toute ma carrière, je n’ai pas souvenir d’une période au cours de laquelle les mouvements dans les carnets de commande étaient aussi brusques”, confie Ed Zander, le vice-boss du constructeur informatique Sun. Si les cabinets d’études s’entêtent, c’est parce que leurs clients sont friands de prévisions à un horizon de quatre ou cinq ans. “Les grandes évolutions qu’ils dessinent sont bonnes, reconnaît Laurent Asscher, directeur général du fonds d’investissement Apollo Invest. Le problème vient plus du décalage des prévisions dans le temps que d’éventuelles erreurs.” Admettons. Mais, alors, comment expliquer les innombrables bourdes des prévisionnistes ? D’où proviennent les écarts considérables entre cabinets concernant les volumes du shopping en ligne ou du business to business ?“Nous avons affaire à de simples vendeurs de chiffres”, lançait il y a peu Joe Steckel, un professeur de l’université de New York, dans une lettre ouverte à Industry Standard, le magazine de référence du Netbusiness. Il dénonçait là la tentation de mélanger études et commerce. “Ils se servent des études comme produits d’appel pour vendre, derrière, les prestations des consultants”, nous confie un client qui veut garder l’anonymat. Pourtant, les cabinets jurent qu’il existe une ” muraille de Chine ” qui sépare le travail des analystes et celui des commerciaux. Mais entre les travaux des premiers, qui rapportent à l’unité quelques centaines de milliers de dollars et les missions des seconds (conseil en stratégie informatique), on voit de quel côté la balance peut pencher. “Les missions dans une société sont facturées entre 350 000 et 5 millions de francs”, affirme Norbert Miconnet, directeur général de la filiale France du Gartner Group. En six mois, ce cabinet a augmenté de 146 % les recettes de sa branche consultants. Et le siège américain ne tient pas à donner le nombre respectif des consultants et analystes…

Les cabinets s’abritent derrière le secret de la ” méthodologie “

L’autre paravent derrière lequel s’abritent les cabinets réside dans la variété des méthodes d’investigation employées. “Il n’existe pas de méthodologie universelle”, affirme le vice-président de la recherche internationale chez Jupiter MMXI, Evan Neufeld. Mais ce New-Yorkais trentenaire, cheveux ras et lunettes à la Woody Allen, qui a fait ses classes comme consultant indépendant dans l’e-pub avant de rejoindre Jupiter il y a six ans, n’en dira pas plus. Comme dans la grande cuisine, le prix d’un plat (une étude) est fonction du talent et des secrets du cuistot. Pour fabriquer une prévision, la majorité des cabinets d’études agrègent en effet des ingrédients provenant de fournisseurs extérieurs : un panel d’interviews auprès d’une poignée d’entreprises d’e-commerce, un sondage chez les fabricants de PC, un petit aperçu des intentions d’achat des internautes et un passage à la Moulinette des statistiques nationales de la consommation… Pour connaître le nombre des internautes, par exemple, on emploie diverses formules de comptage. Problème ? Quand on veut mesurer un phénomène à quelques années d’intervalle, il arrive que les ingrédients ayant servi de base à l’étude d’origine n’existent plus, que leurs fournisseurs en aient changé le contour ou que le cabinet puise ses données à d’autres sources. Résultat : c’est la bouteille à l’encre. “Les analystes font référence à différentes terminologies, conclut Thérèse Torris, ce qui explique les trois quarts des décalages entre les prévisions et la réalité.”À la décharge des vendeurs de chiffres, la prévision en matière de nouvelles technologies se révèle moins aisée qu’en météorologie. Question d’historiques. “Pour prévoir correctement, il faut isoler des phénomènes permanents. La difficulté majeure avec le Net, c’est que la courbe du passé est trop courte”, explique Laurent Faibis, président-fondateur de Xerfi, un institut de prévisions qui se présente comme le leader des études sectorielles en France.Bref, quand il s’agit de construire leurs modèles, les prévisionnistes disposent de chiffres historiques en quantité insuffisante. Un manque de matière première, en quelque sorte. D’où l’obligation d’accumuler des données puisées à toutes les sources disponibles. Ainsi, afin d’établir les chiffres de vente du commerce électronique à Noël prochain, on prendra les ventes de Noël dernier, la progression du parc informatique et la croissance des abonnés à l’internet. Et on extrapolera.

Même les forums sur l’internet servent de source d’information !

Cependant, les comportements des acheteurs ne sont ni mécaniques ni récurrents. Les derniers chiffres des ventes de PC, selon qu’ils sont fournis par tel ou tel cabinet, ne sont pas comparables entre eux. Et les fournisseurs d’accès à l’internet trichent volontiers en ce qui concerne le nombre de leurs abonnés. Faut-il alors s’étonner que dans un tel imbroglio il soit nécessaire, comme le recommande Anne-Marie Roussel, analyste chez Gartner, de recourir à des educated guesses (” habiles conjectures “). “Le pire, poursuit Patrice Roussel, inspecteur général à l’Insee, c’est que les cabinets de prévision utilisent aussi beaucoup de données en provenance des entreprises elles-mêmes.” Imaginons qu’un constructeur tel que Compaq claironne que les ventes de ses PDA vont bondir de 40 % et qu’un Forrester ou un Gartner reprenne l’information pour nourrir sa prévision ; si ce dernier tient compte des annonces de plusieurs constructeurs de PDA, sa prévision ne sera, au final, qu’un simple écho de la stratégie des entreprises.“L’accès aux informations est un de nos plus gros postes de dépenses”, explique Mark Mulligan. De fait, pour l’améliorer, ce cabinet comme ses concurrents ont conclu des alliances avec les instituts spécialisés dans la mesure statistique. Bien évidemment, chacun attend de ces mariages une complémentarité entre ceux qui fournissent les données et ceux qui établissent les prévisions à partir de ces données. On n’est jamais mieux servi que par soi-même…Pourtant, même en disposant d’un institut de mesures maison, la quantité d’information récoltée semble ne pas suffire. “Les cabinets d’études sont des voltigeurs qui doivent répondre rapidement à toutes les questions pour satisfaire leurs clients”, constate Patrice Roussel. Ils explorent donc toutes les sources, y compris les moins fiables ?” les forums internet, par exemple. Il existe même une société américaine spécialisée dans la prospective issue de l’analyse des forums. Son objectif : prédire l’humeur des internautes. Boule de cristal ? Poudre aux yeux ? “Un bon analyste est quelqu’un qui se trompe moins souvent que celui qui se fie au hasard”, conclut, modeste, Laurent Faibis. Avoir raison plus souvent qu’en tirant à pile ou face : c’est cela que paient les acheteurs des études.

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William Coop