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Europe : les lobbys américains amenuisent la protection de nos données privées

Lutte de fond, dont les répercussions se ressentiront pendant plusieurs décennies, la bataille pour la protection de nos vies privées en ligne fait rage au Parlement européen, face à un lobbying américain des plus soutenus.

Depuis quelques mois, avec une pression de plus en plus forte depuis le début de l’année, les lobbys américains, représentant les intérêts des acteurs majeurs du Net, parmi lesquels Facebook et Google, s’opposent au projet européen de protection de la vie privée.

Modèle économique et innovation menacés ?

Les dernier brouillons de la proposition de projet européen de protection des données privées ont clairement entraîné une réaction quasi épidermique de la part des sociétés américaines, qui craignent de voir leur modèle économique, fondé sur la collecte de données, mis à mal.

A l’origine de ces fortes inquiétudes, les amendements apportés par le député vert européen allemand Jan Philipp Albrecht. Ressortent de ces modifications, apportées à la première proposition faite par la Commission européenne il y a un an, que les sociétés non respectueuses du cadre légal protégeant la vie privée pourrait se voir soumises à une amende allant jusqu’à 2% de leurs revenus. Des sommes astronomiques, on l’imagine aisément à l’heure où les résultats financiers annuels ou trimestriels sont encore frais dans nos mémoires.

Et comme il se doit ces acteurs du numérique mettent en avant l’argument de l’innovation. Selon eux, l’innovation ne doit pas être encadrée, sinon elle meurt et périclite. Une vision libérale, qu’on retrouvait d’ailleurs dans un autre domaine lors des longs débats préparatoires au sommet de l’Union des Télécommunications Internationales à Dubai.

Ainsi, Erika Mann, chef de la politique européenne pour Facebook déclarait début janvier au Financial Times : « Nous sommes inquiets que certains aspects de ce rapport n’encouragent pas un marché numérique européen unique florissant et [ne tiennent pas compte] de la réalité de l’innovation sur Internet – qui est inéluctablement mondiale, par nature ».

Une défense classique

Une position que l’on retrouve donc logiquement dans un document de travail qui sert de base au discours des lobbyistes américains. Une position qui n’a d’ailleurs que peu évolué depuis les premières passes d’armes sur le sujet à la fin des années 90 et au début des années 2000.
Ainsi, les défenseurs des sociétés américaines (dont une partie est liée aux autorités de ce pays) prônent plutôt un travail de mise en « interopérabilité des cadres » structurels plutôt qu’un « exercice d’harmonisation légale ». Autrement dit, l’Europe ne doit pas choisir de mettre en place une structure forte et contraignante mais doit plutôt suivre et s’aligner sur la position américaine.

Deux poids, deux mesures

L’association de défenses des droits numériques des Européens, l’EDRi se faisait un plaisir de rappeler, le 17 janvier dernier, que les Etats-Unis ne se gênent pas, eux, pour imposer leur vue sur d’autres pays. Notamment en mettant en place la fameuse liste de surveillance Special 301, qui classe les pays en fonction de leur respect des droits à la propriété intellectuelle.

L’EDRi qui met également en perspective cette position américaine en indiquant que le Département du Commerce américain et par ricochet l’OCDE se sont totalement discrédités dans le domaine de la protection de la vie privée en démontrant qu’ils ne suivent pas une démarche multipartite mais cherchent clairement à imposer leur vue. Une fois encore, c’est une part énorme de l’économie numérique américaine qui est en jeu. Un point essentiel quand on sait ce que représente la « Silicon Valley » pour l’avenir des Etats-Unis.

L’Europe campe sur une position ferme

Quoi qu’il en soit, c’est dans ce contexte que Viviane Reding, Commissaire européenne pour la Justice, a pris position récemment dans une interview au Financial Times.
Elle a rappelé l’attitude de fermeté que l’Europe devait opposer à ce travail de lobby très actif : « La protection des données [privées, NDLR] est un droit fondamental qui est clairement édicté dans la Charte des droits fondamentaux. Si cela n’est pas le cas dans d’autres parties du monde, une chose est certaine : si les sociétés veulent profiter du marché européen, elles doivent respecter les standards européens ». Précisant encore au Financial Times qu’« exempter les sociétés non européennes de notre loi de protection des données n’était pas envisager. Cela signifierait appliquer un double standard ».

L’illusion d’une position ferme

Dans une interview accordée au quotidien britannique The Telegraph, Viviane Reding indiquait qu’elle « n’avait vu une opération de lobby d’une telle envergure ». Avant de se féliciter : « Mais la loi a été soumise le 25 janvier, comme je le souhaitais. Au temps pour l’efficacité des lobbys ».

Pour autant, l’EDRi est un peu moins triomphale. Elle publiait en effet, lundi 11 février 2013, un court communiqué dans lequel elle mettait en parallèle des extraits de document de lobbyistes et les versions amendées, notamment par la Commission « consommateurs » (IMCO), de la proposition de réglementation de la protection de nos données privées. Le copier-coller est souvent de mise, à la virgule près.

Un lobby, des lobbys

Comme le met en avant la Quadrature du Net, ces changements ont des conséquences lourdes. Ainsi, des définitions revues sont trop larges pour être applicables à certains cas problématiques qui échappent alors au cadre réglementaire de la protection des données. Ou comment vider de son sens un projet.

Pour la Quadrature du Net, « les membres de la commission IMCO ont choisi de diluer la protection de la vie privée des citoyens en facilitant, entre autres, un profilage des utilisateurs par les entreprises ou en allégeant les obligations de notification de fuites de données personnelles ».

Face à des dossiers très techniques et aux implications en cascade, le Parlement européen semble très sensible au lobbying orchestré « par des entreprises principalement américaine […], agissant contre les intérêts des citoyens européens », indiquait Jérémie Zimmermann, porte-parole de La Quadrature du Net.

L’EDRi pointe d’ailleurs du doigt une organisation redondante de ces campagnes de pression. Non seulement les géants américains portent leur message en leur nom, mais ils le font porter aussi par des associations et groupes de lobbys qui défendent leurs intérêts, ce qui est classique. Mais ils ont également créé une troisième couche de pression, en l’occurrence, en regroupant leurs associations au sein d’une nouvelle association… Cette dernière porte – beau paradoxe – le nom de Coalition industrielle pour la protection des données (Industry Coalition of Data Protection).

Un combat qui n’est pas perdu

Si la commission IMCO a d’ores et déjà amendé le texte, d’autres commissions du Parlement européen doivent encore rendre leur avis sur ce document avant qu’il ne soit adopté. « Il est temps d’agir en appelant nos représentants à protéger nos libertés lors des prochains votes en commission, en adoptant de solides protections de notre vie privée », rappelait Jérémie Zimmermann dans le communiqué de l’organisation citoyenne dont il est un des porte-étendards. Pour préserver nos vies privées en ligne, le temps du contre-lobby est donc venu…

Sources :
Financial Times
(Edition du 9 janvier 2013)
Financial Times (Edition du 11 février 2013)
Communiqué de presse de l’ETNO (11 février 2013)
Telegraph (8 février 2013)
Position lobbyiste américaine (PDF) via l’EDRi
Communiqué de l’EDRi sur les effets du lobby
Liste des membres de la Coalition industrielle pour la protection des données
(PDF) via l’EDRi
Communiqué de la Quadrature du Net (publié le 23 janvier 2013 et mis à jour le 30/01 et le 4/02)

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Pierre Fontaine