Passer au contenu

Edward Snowden : « la NSA a révoqué notre droit à la vie privée »

Le lanceur d’alerte qui a révélé les pratiques de la NSA vient d’adresser une «lettre ouverte au Brésil» par laquelle il demande l’asile politique à Brasilia. Nous avons choisi de la traduire en français car son message nous concerne tous.

Snowden, toujours en Russie avec un visa temporaire, publie une lettre choc dans le journal Folha de S. Paulo, dans laquelle il déclare être « prêt à aider des sénateurs brésiliens » qui lui ont demandé assistance dans « leurs enquêtes sur les soupçons de crimes contre des citoyens brésiliens ». 

Le Brésil est une cible particulière pour la NSA –c’est le pays le plus espionné d’Amérique latine- et a été très sensible aux informations divulguées par le lanceur d’alerte. Sa présidente Dilma Rousseff a été écoutée par l’Agence américaine. Tout comme le pétrolier Petrobras. Et du fait de sa position géographique, c’est aussi un « hub » de câbles sous-marins à fibre optique, que l’agence surveille de près.

Le timing de publication de cette lettre qui contient, en filigrane, une demande d’asile politique n’est peut-être pas le seul fait du hasard. Le document pourrait bien répondre à l’immense opération de com’ effectuée par la NSA dans le cadre de l’émission 60 minutes de CBS, dimanche dernier. Un programme dans lequel les représentants de l’agence sont revenus sur la demande d’amnistie du whistleblower. Et durant lequel le général Keith Alexander, patron de l’agence, a rappelé que Snowden devait porter la responsabilité de ses actes.

Au delà de ses considérations politiques, on peut surtout voir dans cette lettre une piqûre de rappel salutaire, maintenant que l’on sait vivre dans une société où tous nos gestes numériques sont surveillés. Voilà pourquoi nous avons souhaité la publier en français dans son intégralité.

« Il y a six mois, je suis sorti de l’ombre de l’Agence de Sécurité Nationale des Etats-Unis pour faire face à la caméra d’un journaliste.

J’ai partagé avec le monde des éléments qui prouvent que certains gouvernements sont en train de construire un système de surveillance mondial afin d’épier secrètement comment nous vivons, à qui nous parlons et ce que nous disons.

J’ai fait face à cette caméra en pleine connaissance de cause, en sachant que cette décision me coûterait ma famille, ma maison et que je risquerai ma vie. J’étais motivé par la conviction que les citoyens du monde méritent de comprendre le système dans lequel ils vivent.

Ma plus grande crainte était que personne ne veuille écouter mon avertissement. Je n’ai jamais été aussi heureux de me tromper. Les réactions de certains pays ont été particulièrement exaltantes pour moi, et le Brésil en fait clairement partie.

A la NSA, j’ai assisté avec une inquiétude grandissante à la surveillance de populations entières sans la moindre présomption de malveillance, ce pourrait bien devenir le plus grand défi de notre temps pour les droits de l’Homme.

La NSA et d’autres agences d’espionnage nous disent que, pour notre propre “sécurité” – pour la “sécurité” de Dilma [présidente du Brésil, NDLR], pour la “sécurité” de Petrobras [société pétrolière nationale qui a une importance vitale au Brésil, NDLR] -, elles ont révoqué notre droit à la vie privée et qu’elles ont pénétré par effraction dans nos vies. Et elles l’ont fait sans demander la moindre autorisation, dans aucun pays, pas même le leur. 

«Ils conservent une trace de celui qui a une liaison au cas où ils auraient besoin de nuire à sa réputation »

Aujourd’hui, si vous utilisez un téléphone portable à Sao Paolo, la NSA peut enregistrer votre position et le fait d’ailleurs cinq milliards de fois par jour aux quatre coins du monde.

Lorsque quelqu’un à Florianopolis visite un site, la NSA garde un enregistrement du moment où il l’a visité et de ce qu’il y a fait. Si une mère à Porte Alegre appelle son fils pour lui souhaiter bonne chance à son examen universitaire, la NSA peut conserver ce log pendant cinq ans.

Ils conservent même une trace de celui qui a une liaison et de celui qui regarde de la pornographie, au cas où ils auraient besoin de nuire à la réputation de leur cible.  

Les sénateurs Américains nous disent que le Brésil ne devrait pas s’inquiéter, parce que ce n’est pas de la “surveillance”, c’est de la “collection de données”. Ils disent qu’ils agissent pour votre sécurité. Ils ont tort.

Il y a une énorme différence entre les programmes légaux, l’espionnage légitime, la légitime application de la loi – quand les individus sont ciblés en fonction d’un soupçon raisonnable et individuel – et ces programmes de surveillance de masse qui placent des populations entières sous un oeil qui voit tout et qui conserve des copies pour toujours.

Ces programmes n’ont jamais eu pour enjeu de lutter contre le terrorisme : ils visent à l’espionnage économique, au contrôle social et à la manipulation diplomatique. L’enjeu, c’est le pouvoir.

De nombreux sénateurs brésiliens partagent cette analyse, et ont demandé mon aide dans leurs enquêtes sur les soupçons de crimes contre les citoyens brésiliens.

J’ai indiqué que j’étais prêt à les aider quand cela était possible et légal, mais malheureusement le gouvernement américain a multiplié les efforts pour limiter ma capacité à le faire – allant jusqu’à obliger l’avion présidentiel d’Evo Morales à se poser afin de m’empêcher de voyager vers l’Amérique latine.  

Jusqu’à ce qu’un pays m’accorde un asile politique permanent, le gouvernement américain continuera à interférer avec ma liberté d’expression.

«Nous pouvons imaginer un avenir où nous pourrons jouir de la sécurité sans avoir à sacrifier notre vie privée »

Il y a six mois, j’ai révélé que la NSA voulait mettre le monde entier sur écoute. Maintenant, le monde entier est à l’écoute, et en plus il s’exprime. Et la NSA n’aime pas ce qu’elle entend.

Soumise à des débats publics et de vraies enquêtes sur chaque continent, la culture d’une surveillance sans discernement à l’échelle mondiale est en train de s’effondrer.

ll y a seulement trois semaines, le Brésil a fait en sorte que le Comité des droits de l’Homme des Nations Unies reconnaisse, pour la première fois dans l’histoire, que la vie privée ne s’arrête pas là où les réseaux numériques commencent, et que la surveillance de masse d’innocents est une violation des droits de l’Homme.

Le vent a tourné et nous pouvons finalement imaginer un avenir où nous pourrons jouir de la sécurité sans avoir à sacrifier notre vie privée. Nos droits ne peuvent pas être limités par une organisation secrète, et les officiels américains ne devraient jamais pouvoir décider des libertés des citoyens brésiliens.

Même les défenseurs de la surveillance de masse, ceux qui ne sont peut-être pas convaincus que nos technologies de surveillance ont dangereusement outrepassé tout contrôle démocratique, reconnaissent désormais que dans les démocraties, la surveillance du public doit être débattue en et par le public…

Ma prise de conscience commençait par cette déclaration : “Je ne veux pas vivre dans un monde où tout ce que je dis, tout ce que je fais, tous ceux à qui je parle, toutes les formes de création ou d’amour, ou d’amitié sont enregistrées. Ce n’est pas quelque chose que je veux soutenir, ce n’est pas quelque chose que je veux construire, et ce n’est pas quelque chose que je suis prêt à subir.”

Quelques jours plus tard, on m’a dit que mon gouvernement avait fait de moi un apatride et qu’il voulait m’emprisonner. J’ai payé de mon passeport ma prise de position, mais je le ferais à nouveau s’il le fallait. Je ne serai pas celui qui fermera les yeux sur des agissements criminels pour préserver mon confort politique. Je préfère être privé de nationalité plutôt que de ma liberté d’expression.

Si le Brésil ne doit retenir qu’une chose de moi, que ce soit ceci : quand nous nous unissons tous contre les injustices, pour la défense de la vie privée et pour les droits fondamentaux de l’Homme, nous pouvons alors nous prémunir, même contre les systèmes les plus puissants.»

🔴 Pour ne manquer aucune actualité de 01net, suivez-nous sur Google Actualités et WhatsApp.


Eric LB et Pierre Fontaine