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Comment les majors vont tuer le streaming gratuit

Les plates-formes d’écoute gratuite, comme Deezer ou Spotify, ont détourné beaucoup d’internautes du piratage. Mais elles sont menacées faute d’être assez soutenues.

La musique n’a pas échappé au Cloud Computing, cette tendance qui vise à transposer sur le Web et ses serveurs des usages auparavant sédentaires, pratiqués en local. En France, les principaux représentants de la musique “ dans les nuages ” se nomment Deezer, Spotify ou… jusqu’à il y a peu, Jiwa. Le principe ? Proposer aux internautes d’écouter des centaines de milliers de titres en streaming, le tout gratuitement, le service étant financé par la publicité affichée sur les pages du site. Plus besoin de transporter avec soi sa musique, celle-ci est constamment accessible à quiconque est équipé d’un navigateur et d’une connexion à Internet. Voilà pour la vitrine. En arrière-boutique, la situation est beaucoup moins simple. À son lancement en 2007, Deezer était un service à la limite de la légalité puisqu’il exploitait commercialement un catalogue de titres pour lequel il n’avait pas acquis les droits. La société finit par trouver un accord avec la Sacem, dans un premier temps, puis progressivement avec les quatre majors (Universal, Sony, Warner et EMI) entre 2008 et 2009.De quoi proposer légalement aujourd’hui près de 7 millions de titres à l’écoute. Mais contrairement aux marchés du téléchargement numérique, de la vente physique ou même de la radio, il n’existe actuellement aucun système de collecte et de répartition des revenus transparent entre les plates-formes de streaming et les maisons de disques. En fait, les deux parties négocient en direct. Et systématiquement, en faveur des majors. Conséquence, l’un des concurrents de Deezer, Jiwa, a déposé le bilan fin juillet faute de pouvoir rembourser les sommes exigées par les maisons de disques pour l’exploitation de leurs catalogues. Alors que le chiffre d’affaires publicitaire de Jiwa s’élevait, sur l’année 2009, à 300 000 euros, il devait rembourser aux majors, sur la même période, plus de 900 000 euros de minimum garanti et d’avances sur recettes. “ Je savais que nous aurions énormément de mal à rembourser ces sommes, mais un service comme le nôtre ne peut se passer de leurs catalogues, et je pensais sincèrement pouvoir renégocier ces tarifs à la baisse en montrant aux majors les qualités et les atouts de notre plate-forme ”, nous confie le cofondateur de Jiwa, Jean-Marc Plueger. Du côté du Syndicat national de l’édition phonographique (Snep) ? qui représente les maisons de disques ? et de son président Denis Ladegaillerie, on a du mal à pleurer la fin de Jiwa : “ Les majors n’ont jamais été payées parce que la direction de Jiwa a largement surestimé son potentiel. Pour devenir un acteur de poids sur ce marché, il faut mettre au minimum un million d’euros d’investissement sur la table et, surtout, proposer en plus une offre payante. Sur le Web, ne compter que sur la pub, ce n’est pas viable. ” “ Si le modèle n’est pas viable, répond Jean-Marc Plueger, c’est surtout parce que les minimums garantis asphyxient les plates-formes comme la nôtre. ” Jiwa a mis la clé sous la porte en juillet, et la situation économique de Deezer n’est pas forcément meilleure. La différence avec son ? ancien ? concurrent ? Il compte à son capital des investisseurs aux poches mieux garnies (Xavier Niel, Orange, AGF, CIC…).Si Denis Ladegaillerie finit par reconnaître que les minimums garantis demandés par les producteurs sont élevés, c’est pour expliquer ensuite qu’“ ils ont avant tout un rôle d’aiguilleurs ; ils forcent les plates-formes gratuites à revoir leur modèle économique et à mettre en place une offre payante, plus rentable ”. En clair, les majors ne veulent pas entendre parler de streaming gratuit, financé uniquement par la publicité, et les minimums garantis sont pour elles des moyens d’imposer leur vision.

Un projet pour sauver le gratuit

Alain Charriras, de la société civile pour l’Administration des droits des artistes et musiciens interprètes (Adami), ne partage pas du tout cette vue. Il croit farouchement au modèle gratuit, “ aujourd’hui le seul ayant réussi à ralentir le piratage. Les plates-formes de streaming gratuit ne gagnent pas d’argent à cause des sommes extravagantes exigées par les majors. Et si les plates-formes ne gagnent pas d’argent, les artistes non plus ! ”. Selon lui, il y a en France un énorme problème de répartition des revenus générés par les plates-formes de streaming légales, dans la mesure où ce mode de consommation de la musique n’est régi par aucun système équitable de perception et de répartition des droits. “ Actuellement, les plates-formes sont à la merci des majors avec qui elles signent des contrats qui courent sur douze mois seulement. Dans ces conditions, les diffuseurs en ligne n’ont pas les moyens d’élaborer des stratégies à long terme. Deezer, par exemple, pourrait très bien fermer ses portes du jour au lendemain si les majors le décidaient ”, ajoute sans provocation Alain Charriras. Il milite donc pour la mise en place d’une gestion collective des droits d’auteurs sur la musique numérique. Les majors et les maisons de disques indépendantes fourniraient leurs catalogues à cette nouvelle entité, qui serait chargée de les mettre à disposition des plates-formes. Finis, donc, les minimums garantis et les avances sur recettes “ à la tête du client ”. Le projet de l’Adami prévoit la mise en place sur les serveurs des plates-formes d’un dispositif automatisé, capable d’informer tous les maillons de la chaîne, en temps réel, sur ce qui est écouté et en quelle quantité. Sera également pris en compte le “ coefficient d’interactivité ” : webradio, radio semi-interactive, streaming, téléchargement gratuit légal, téléchargement payant ou abonnement payant à une offre de streaming. Des critères qui permettraient de rémunérer les ayants droit de façon équitable et transparente. Cette proposition est au cœur du rapport commandé par le gouvernement fin 2009 à Patrick Zelnik, dont la mission était d’apporter des propositions concrètes en faveur du développement de l’offre légale culturelle en ligne. Le rapport a été remis au ministre de la Culture, Frédéric Mitterrand, en janvier 2010, mais la situation n’a guère évolué depuis. Le gouvernement et le président de la République en personne se sont pourtant montrés favorables à la mise en place de cette fameuse gestion collective.Denis Ladegaillerie et l’ensemble des majors qu’il représente ne veulent absolument pas en entendre parler : “ Avec la gestion collective, les majors ne seront plus en contact direct avec les diffuseurs. Il sera donc très difficile pour elles de monter des opérations promotionnelles, comme elles le font aujourd’hui. Ce système aboutirait aussi à une baisse de revenus pour les producteurs et les distributeurs. ” “ Faux ”, répond Alain Charriras, qui affirme que le dispositif n’empêchera pas les majors et les diffuseurs de faire des “ coups ” commerciaux. S’il admet que les producteurs verront leur rémunération baisser, ce serait au profit des artistes qui “ eux, seront mieux rémunérés qu’aujourd’hui, en partie parce que les distributeurs de musique numérique et les majors ne pourront plus s’octroyer 35 % des droits, comme ils le font aujourd’hui de façon totalement injustifiée. Sur le numérique, les coûts de distribution de la musique sont moins élevés que sur le marché physique et, pourtant, les distributeurs continuent d’exiger les mêmes pourcentages. C’est un vrai problème ”.

Les plates-formes frileuses

Contre toute attente, et alors qu’elle est censée aujourd’hui leur faciliter la tâche, la gestion collective des droits ne fait pas non plus l’unanimité auprès des plates-formes de streaming, Spotify et Qobuz en tête. Chez Spotify, l’idée paraît “ séduisante sur le papier, mais en creusant, beaucoup moins. La gestion collective n’est pas du tout raccord avec notre besoin de nous développer à l’international. Nous sommes présents sur plusieurs pays européens, et nous devrons alors continuer à négocier des droits spécifiques. De plus, la mise en place du système de “ reporting ” automatisé exige une uniformisation de toutes les plates-formes françaises, ce qui représente un investissement lourd ”, explique Annina Svensson, à la tête de Spotify France. Un manque de soutien assez logique finalement de la part de Spotify, dont une bonne partie du capital est détenue par les majors.Soit, mais comment expliquer que le patron de Qobuz, Yves Riesel, repousse lui aussi cette idée ? “ Oui, les avances sur recettes ont fait du mal. Oui, les majors ont un train de retard sur ce qui se passe sur le Web. Et oui, ils sont durs en affaires. Mais je ne verserai pas de larmes sur Jiwa, qui s’est planté avant tout à cause de son business model gratuit totalement aberrant. La gestion collective ? Hors de question, le temps du communisme est révolu. ” Qobuz, qui mise avant tout sur la qualité en proposant sur son site, à la vente, des fichiers non compressés, ne croit pas au modèle gratuit. Comme les majors et le Snep, Yves Riesel estime que “ la musique se paie et que l’investissement demandé par les maisons de disques permet de faire le tri dès le départ entre les acteurs sérieux et les charlatans, qui ne sont sur ce marché que pour faire du fric, et non par amour de la musique ”.Même si elle a du mal à rassembler tous les acteurs du marché derrière la gestion collective, l’Adami peut compter sur le soutien du gouvernement et du ministère de la Culture qui, selon une source proche… “ en ont assez d’être pris pour des cons par les majors ”. La loi Hadopi, qui entre en vigueur ces jours-ci, est en effet considérée par beaucoup comme un cadeau fait aux maisons de disques. Il s’agissait à l’époque de mettre en place des sanctions contre le téléchargement illégal afin d’aider l’industrie du disque à se remettre à flot. En contre-partie, le gouvernement aurait demandé aux majors d’encourager les plates-formes de diffusion afin d’étoffer l’offre légale sous toutes ses formes. Nous en sommes encore loin. L’actuel patron de l’AFP, Emmanuel Hoog, a donc été nommé comme médiateur pour encourager tous les acteurs du marché de la musique à trouver un terrain d’entente. Si aucun consensus n’est trouvé d’ici au 31 décembre, le gouvernement mettra alors sa menace à exécution : la gestion collective sera imposée à tous par voie législative. Une solution extrême qui met en lumière les difficultés rencontrées par un milieu qui ? comme d’autres ? a résolument du mal à amorcer le virage du numérique.La situation économique de l’industrie de la musique ne cesse pourtant de se dégrader depuis dix ans. Malgré une légère érosion de leur ralentissement, les ventes de CD ont encore reculé de 5 % entre 2009 et 2010. Et le téléchargement numérique n’arrive toujours pas à combler ce déficit faute d’un modèle économique adapté aux comportements profondément bouleversés par l’émergence du Web.

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Christofer Ciminelli