Passer au contenu

Bruno Mahé (studio français Mac Guff) : “ le relief doit servir à raconter une histoire ”

La sortie en salle de Moi, moche et méchant, film d’animation en 3D, est aussi le succès du studio français Mac Guff. Rencontre avec son directeur technique.

Il n’est ni moche, ni méchant. Bruno Mahé est le directeur technique du studio Mac Guff. Un nom méconnu du grand public, et pourtant. Créé en 1986, spécialisé dans la création d’images de synthèse, le studio a notamment travaillé sur les films Azur et Asmar (2006) de Michel Ocelot, premier long-métrage d’animation français réalisé en images de synthèse, et Chasseurs de dragons (2008), de Guillaume Ivernel et Arthur Qwak. Sans compter la série Minuscule, mêlant insectes virtuels et décors naturels, et la réalisation d’effets spéciaux pour la pub. Le nom à consonance irlandaise du studio parisien est plus familier aux Américains. Ils l’ont choisi pour fabriquer les images du film d’animation en relief Moi, moche et méchant, sorti le 6 octobre dans les salles de cinéma, réalisé par le Canadien Chris Renaud et le Français Pierre Coffin.Ainsi, c’est une équipe de 330 personnes, dont 265 graphistes, qui a donné numériquement vie au vilain Gru, à ses facétieux minions et aux 148 personnages au total. Un travail qui a duré deux ans, dont treize mois pour la fabrication “ physique ” des images. Pour obtenir le relief que le port de lunettes permet de restituer dans les salles de cinéma, ce sont deux films qu’il a fallu créer : un pour l’œil gauche, un pour l’œil droit. Pas si simple. Micro Hebdo. Quel a été le rôle du studio Mac Guff dans la réalisation du film Moi, moche et méchant ?Bruno Mahé. L’intégralité de la fabrication des images du film a été assurée à Mac Guff. C’est-à-dire le modeling (la création en 3D des accessoires, des personnages, des décors), l’animation, le rendu et le compositing (la création des images finales). Nous ne nous sommes pas occupés de la conception des personnages, ni du scénario. MH. Quelle est la particularité d’un film d’animation en relief par rapport à un film “ plat ” ?B.M. Déjà, c’est plus long à faire. C’était notre premier film d’animation en relief, il nous a fallu mettre en place des outils spécifiques. Ensuite, au film en relief correspond une écriture cinématographique particulière. Le relief doit être pris en compte dès le début du projet. Il doit faire partie du scénario afin de servir l’histoire, d’apporter de l’émotion. On ne le plaque pas à la fin sur les images. La différence se ressent d’ailleurs entre un film nativement en 3D, comme Moi, moche et méchant, et les films adaptés en 3D. MH. Sur un film comme celui-ci, qui dure 90 minutes, combien d’images a-t-il fallu calculer ?B.M. On ne parle pas d’images, mais plutôt de layers (ou couches). Chaque élément (personnages, accessoires, décors) qui compose l’image est une layer. Le film compte 1 200 plans, ce qui représente plusieurs millions de layers. Dans les deux derniers mois de production, nous calculions plus de 500 000 images par semaine. Bien sûr, il y a de nombreux allers-retours avec le réalisateur pour valider les lumières, les textures. La stéréoscopie a aussi un impact réel. On calcule d’abord les images pour l’œil gauche, le référent, puis celles pour l’œil droit. En cours de vérification, il s’avère que des erreurs existent. Il peut s’agir d’un défaut technique, ou bien l’image est bonne mais ne répond pas aux intentions artistiques. Alors, on recalcule. Certains plans l’ont été 16 fois, certaines séquences 60 fois. A chaque calcul, on s’interroge : l’image est-elle assez belle pour son prix, ou pas trop chère pour sa qualité ? MH. Quel équipement informatique cela nécessite-t-il ?B.M. Un film en images de synthèse demande une grande puissance de calcul, donc beaucoup de calculateurs. Nous avions besoin de les concentrer sur un espace limité, et aussi d’un grand espace de stockage. Au final, les images du film représentent 141 téraoctets de données utiles ! Ces contraintes de puissance et d’espace nous ont incités à choisir la solution iDataplex d’IBM (lire encadré page suivante). Au pic de la création des images, nous disposions de 6 500 cœurs de processeurs. Un réseau de 10 gigabits par seconde reliait les calculateurs et les 300 stations de travail des graphistes. MH. Et les logiciels ?B.M. Nos ordinateurs ne tournent quasiment qu’avec Linux, que l’on modifie pour l’adapter à nos besoins. Le Mac représente 5 % de notre parc. Pour les logiciels propres à notre métier, nous utilisons des softs courants : Maya, d’Autodesk, pour l’animation ; Nuke, de The Foundry, pour le compositing (l’aplatissement des frames pour obtenir les images). Nous avons ainsi 130 licences Maya et 70 Nuke. Mais le soft qui fabrique les images de synthèse, le moteur de rendu MGLR, est un logiciel qui a été développé il y a seize ans chez nous. Il a servi pour Azur et Asmar et Chasseurs de dragons. En plus, nous avons des logiciels qui permettent de gérer la masse de données du film. InK s’occupe des tâches des graphistes, il leur donne accès aux outils dont ils ont besoin au moment où ils en ont besoin. Un logiciel “ dispatcher ”, développé en interne autour de l’outil open source PBS, est chargé, quant à lui, d’envoyer les calculs à la “ ferme de rendu ”, composée des calculateurs d’IBM et, afin de maximiser la puissance, des stations de travail qui ne servent pas. On retrouve aussi, bien sûr, du Photoshop. J’allais oublier les viewers, le lecteur RV, que nous utilisions pour la première fois pour regarder les images, et enfin, FrameCycler d’Iridas. Ce dernier permet de visionner sur un ordi les séquences d’images de qualité cinéma, trop grosses pour être visibles directement. MH. Le film en relief en est à ses débuts…B.M. Pas vraiment ! Ça fait très longtemps que ça existe, notamment dans les parcs d’attractions. La version en relief des Dents de la mer date de 1983. Les techniques de base ne sont pas si nouvelles que ça, même si nous avons dû créer des applications stéréoscopiques pour les logiciels que nous utilisons. Ce qui est nouveau, c’est que le relief n’est plus un argument commercial. On va voir un film en relief, pas le relief du film. C’est comme les chansons dans les films de Walt Disney : on peut jouer de manière spectaculaire avec les effets de relief, mais ça doit rester ponctuel. MH. Avez-vous rencontré des problèmes techniques ?B.M. Nous nous sommes heurtés à des défis techniques nouveaux. Pour fabriquer un film en relief, il faut le voir en relief. Nous voulions vérifier les résultats du film sur différents supports. Il a fallu importer des Etats-Unis des rétroprojecteurs spéciaux. Nous avions aussi des lunettes anaglyphes, avec les verres rouge et bleu, dans les premières phases de fabrication du film. Ici, nous avons installé deux projecteurs avec un écran métallique et des lunettes à verres polarisés. Et nous allions régulièrement dans deux salles de projection en relief parisiennes. Un autre problème a été le nombre d’images générées, l’espace disque, la puissance de calcul et le temps de rendu nécessaires. On pensait pouvoir calculer le film un peu moins de deux fois en mixant des éléments communs aux deux yeux. Sur l’ensemble du film, c’était impossible. MH. Le film sort en relief et en 2D. Y a-t-il des éléments qui varient d’une version à l’autre ?B.M. Le cadrage peut changer. En relief, on doit veiller à ne pas avoir un élément qui apparaît sur un œil et pas sur l’autre, comme le pied d’un personnage coupé. Cela dans le souci d’une vision la plus confortable possible. On utilise alors des floating windows, un recadrage de la scène. Il s’agit de déplacer la caméra de quelques pixels seulement. 70 plans sont concernés sur ce film, avec un recadrage de 5 à 40 pixels. En fait, ce sont même trois versions du film qui ont été produites. Le film en relief, le film plat numérique et le film sur pellicule. Les quinze derniers jours de fabrication ont été consacrés à l’étalonnage des couleurs, différent selon le type de film. C’est avant tout une étape artistique : il s’agit de faire les derniers choix de couleurs, d’ambiance. C’est aussi une opération technique. Pour la version en relief, par exemple, on booste la luminosité un maximum, avec un étalonnage spécifique pour les basses lumières. MH. Certains effets spéciaux sont-ils impossibles en relief ?B.M. Ils ne sont pas impossibles à réaliser, ils sont plus compliqués. Une image de synthèse, c’est cher à fabriquer. Certains effets sont plus chers que d’autres, par exemple la fumée. MH. Les films en relief sont en grande majorité des films d’animation. Pour quelles raisons, selon vous ?B.M. Dans le film d’animation, on invente un univers que l’on tente de rendre le plus réaliste possible. Aller vers le relief est naturel pour nous. Ce que confirme la confusion entre les images 3D (les images de synthèse, calculées par ordinateur) et les images en relief*. L’autre raison est la lourdeur technique. La prise de vue réelle en 3D est encore très contraignante. Mais les télévisions vont mettre les moyens afin de générer rapidement du contenu 3D, avec la captation de concerts et d’événements sportifs. C’est encore plus rapide. MH. Quels sont maintenant les projets de Mac Guff ?B.M. Le travail ne s’arrête pas à la sortie du film. Il y a aussi le travail post-mortem, c’est ainsi que l’on appelle le débrief. On essaie de nouvelles choses à chaque projet, il s’agit de les rendre réutilisables, éventuellement de les améliorer. Nous travaillons actuellement sur une adaptation du Lorax, un livre pour enfants du Dr Seuss** paru en 1971, avec une dimension écologique. C’est un film d’animation en relief, produit par Illumination, le producteur de Moi, moche et méchant. La sortie est prévue en mars 2012.* C’est d’ailleurs sans doute pour éviter toute confusion que les films sont estampillés “ 3D relief ”.
** Le Dr Seuss est une figure américaine de la littérature pour enfants dont le cinéma a déjà adapté certaines de ses œuvres dans des films comme Le Grinch (2000) et Horton (2008).

🔴 Pour ne manquer aucune actualité de 01net, suivez-nous sur Google Actualités et WhatsApp.


Olivier Lapirot